Reprendrai-je les cours le 11 mai ? Oui, sans doute, si mon lycée est rouvert (mais j’ai expliqué par ailleurs, il y a déjà une petite quinzaine, que ça ne se fera certainement pas de façon massive, immédiate et simultanée, et qu’il vaudrait mieux tester avant élèves et enseignants, pour savoir qui est susceptible de contaminer ou non ses interlocuteurs. Mais je le ferai. Même si j’ignore à ce stade si les classes de CPGE font ou non partie de cet « enseignement supérieur » qui, curieusement, est dispensé de se réactiver avant septembre : sans doute des étudiants sont-ils susceptibles de se gérer seuls, alors que des petits, qui depuis un mois encombrent leurs familles (et bien sûr que c’est ainsi que c’est vécu dans nombre de foyers — de foyers d’incendies, souvent) doivent être pris en charge par des adultes, aujourd’hui leurs parents, qui déjà n’en peuvent plus, demain par leurs enseignants.
J’entends avec une certaine stupéfaction, je dois le dire, le chœur des profs s’élever contre la mesure proposée hier par Macron, et dont la déclinaison sera précisée ce soir par Blanquer. « Droit de retrait », « je ne reprendrai pas tant que tout le monde n’aura pas été vacciné » (soit d’ici un an ou deux, au mieux — et encore, plus de 35% des Français renâclent à l’idée d’être soumis à un vaccin dont souvent ils rejettent le principe même), « c’est moi qui prends le plus de risques face à ces porteurs de germes que sont les enfants », et j’en passe. Un grand courage physique et moral. Un sens aigu de la mission.

Nous prenons des risques toute notre carrière. Une classe est une serre chaude pour germes et virus de toutes factures. Il faut être sérieusement hypocondriaque pour refuser de faire cours alors que, de l’avis du ministre, nous avons déjà perdu « 5 à 8% » des élèves — en fait, bien davantage, particulièrement dans les classes (sociales) les plus désavantagées, qui n’ont guère les moyens intellectuels de suppléer les enseignants, et ne disposent pas des moyens techniques pour se brancher sur Pronote ou même recevoir des mails. Les élèves de CP qui, à la mi-mars, hésitaient encore en déchiffrant un texte court ont complètement oublié. Si nous ne reprenons pas, ils en sauront encore moins en septembre — lorsqu’on les aura propulsés en CE1. Oui — mais on adaptera les cours… Belle occasion de descendre encore le niveau. Meirieu l’aurait inventé qu’il n’aurait pas fait mieux.
Belle occasion en fait de constituer des classes de niveau — oui, mais l’école doit être égalitaire, disent les syndicats. Plus bas, toujours plus bas ! Coupons les têtes qui dépassent ! Coronavirus ou non, « élitisme » est resté un très vilain mot. Quelques mois de Covid-19, et une génération entière est perdue pour les études — sauf justement ceux qui ont eu à la maison les moyens de surmonter l’épreuve. L’égalitarisme engendre toujours le favoritisme qu’il prétend combattre.

Non que j’ai une envie folle de retrouver mes élèves. Depuis un mois je leur envoie des cours — sans aucun retour. J’ignore même s’ils lisent ce que je leur expédie : la dernière initiative qu’ils ont eue, juste avant le confinement, ce fut d’écrire sur les murs du lycée « Polanski violeur, Brighelli complice » (j’en ai gardé la photo, je la regarde de temps en temps pour me tenir chaud), parce que je leur avais expliqué le Droit, dont ils ignorent tout. Et, un peu plus tard, de passer sur Bonnet d’âne pour me signaler que « cette période de coronavirus a le mérite de vous empêcher de faire cours ce qui vous empêche de débiter vos inepties sexistes », ou, mieux encore, « la seule bonne nouvelle dans tout ça, c’est que ça a l’air de tuer majoritairement des hommes ». Comme l’adresse IP des auteurs (eh non, ça ne se met pas au féminin, pas en français !) apparaît à chaque livraison, ce sera certainement agréable de savoir lesquelles de ces jeunes imbéciles qui se croient intelligentes — caractéristique commune à tous les crétins — sont responsables de ces douceurs exquises.
Alors, pourquoi m’abîmer la santé à aller parler de Michel Leiris et des subtilités de l’Âge d’homme à des élèves qui m’aiment autant ?

Parce que c’est mon job, et que c’est le job qui m’a fait tenir, depuis 45 ans, comme dit le sergent Riggs, dans les moments de découragement, de déprime, ou de tentations noires. Dans un collège campagnard avec 2h1/2 de trajet journalier (et autant au retour, cinq ans durant) comme dans des lycées de ZEP de la région parisienne — vingt ans durant : aucun héroïsme particulier, c’était le job pour lequel j’avais signé.
Parce que mon job est de répandre, partout et toujours, les Lumières — même si des inconscientes croient que leur parole vaut la mienne sous prétexte qu’elles ont un vagin et que c’est avec lui qu’elles pensent, faute d’avoir un cerveau. Mon job, c’est de faire cours face à face. D’essuyer la suie de bêtise et d’ignorance qui obscurcit ces cervelles adolescentes. Et de transmettre le peu que je sais de la littérature — mais j’en sais tout de même un peu plus qu’eux.
Le reste…

Alors ceux de mes collègues qui font passer leur petite santé avant les impératifs du métier me font penser à des soldats qui refuseraient de marcher à l’ennemi parce qu’ils risquent de se casser un ongle dans l’entreprise. Tout fait mal, chers collègues. Tout est risque — et vous en prenez bien davantage, statistiquement parlant, en entrant sous la douche ou en traversant la rue. On n’arrive pas à mon âge sans avoir eu quelquefois la tentation d’en finir. J’ai parfois l’impression que ce que je vis, c’est du rab.
Alors le corona ou autre chose…

Ce qui m’embête davantage, c’est que dans sa grande sagesse Emmanuel Macron a parlé de rouvrir les écoles, mais pas les bars. Où diable vais-je pouvoir prendre le café matinal et lire la Provence avant d’aller en cours ? Dans une salle des profs (je n’ai jamais consenti à utiliser la machine à café de l’établissement, j’ai horreur de ce qui en sort) peuplée de fantômes au visage barré de bâillons ? Oh comme ça va être drôle, de faire cours à travers un chiffon ! Je devrais m’en trouver un élégant, histoire d’être appelé « bel maschio » — un jeu de mots dont Roger Vailland a tiré tout le jus, en 1954.
Evidemment avec 45 élèves par classe serrés comme des sardines, la « distanciation sociale » (Brecht aurait adoré l’idée, probablement, il en aurait fait une pièce) sera dure à respecter. Tant pis. Après tout, les bouillons de culture, cela fait 45 ans que je vis avec.
Et puis, dans « bouillon de culture », il y a quand même « culture ». Et ça, c’est le job.

Jean-Paul Brighelli