Daniel Defoe a attendu presque 60 ans pour livrer son Journal de l’année de la peste (1722) — construisant en fait un reportage-fiction fascinant et aisément transposable en toute situation épidémique, puisqu’à la peste de Londres (1664) il superpose probablement les nouvelles qui lui viennent de celle de Marseille (1720). Mais Defoe est un immense écrivain, qui sait donner du temps au temps, et laisse les événements reposer, comme la pâte à crêpes. On écrit rarement bien à vif.
Même s’il arrive que le narcissisme de l’instant accouche d’œuvres majeures. Mais n’est pas Xavier de Maistre qui veut. Le jeune officier, aux arrêts dans sa chambre pendant 42 jours — un peu moins que ce que durera notre présent confinement —, en tira un Voyage autour de ma chambre (1795) où l’imagination le dispute à la rêverie et surtout à la désinvolture d’un auteur qui avait lu Laurence Sterne et en avait gardé le meilleur : l’art de s’amuser avec son lecteur.
Nos écrivains contemporains (en l’occurrence, ce sont surtout des femmes, puisqu’elles écrasent actuellement la production littéraires, les éditeurs rechignant désormais à publier des hommes) sont assez loin de ce modèle. Marie Darrieusecq, qui se raconte dans les colonnes du Point, est l’objet des sarcasmes de ses lecteurs. « Déconnectée de la réalité », jugent les internautes qui s’égarent dans les pages plaintives où elle avoue avoir planqué sa voiture immatriculée 75 afin de ne pas s’attirer les foudres de ses voisins basques. C’est que son confinement, entre deux virées à la plage voisine, est d’une violence rare : « Dans l’immédiat, la petite joue de la guitare au sous-sol. J’ai un contrat avec elle : elle fera ce qu’elle voudra, mais lira trente pages par jour. Deux biches broutent dans notre jardin en friche ». On a mal pour elle.
Et pour Leila Slimani, qui s’épanche dans les colonnes du Monde. « Cette nuit, je n’ai pas trouvé le sommeil. Par la fenêtre de ma chambre, j’ai regardé l’aube se lever sur les collines. L’herbe verglacée, les tilleuls sur les branches desquels apparaissent les premiers bourgeons. » The horror, disait Kurtz dans Heart of darkness — un vrai livre, tiens.
Comme le remarque Cnews, « à la lecture de ces mots, la sentence ne s’est pas fait attendre sur les réseaux sociaux. «Grotesque», «germanopratin plaintif», « bourgeoises décervelées et auto-centrées », autant de termes élogieux pour caractériser le comportement de Marie Darrieussecq et Leïla Slimani. »
Et « dépourvues de talent », personne n’y pense ?
Cerise sur le gâteau, les confidences satisfaites de Lou Doillon sur France-Culture. L’actrice-réalisatrice est restée à Paris, elle. Quel courage. Quelle abnégation, dans ce désir de souffrir avec les autres. Confinée dans sa maison « au fond d’une petite cour au fond du 11e arrondissement » de Paris. Elle s’y sent, dit Anne Lamotte qui l’a interviewée, parfaitement bien. « J’ai été élevée par des ermites et je suis ermite moi-même donc ce n’est pas d’une grande violence ». Si la plus grande peine d’Oscar Wilde — un vrai auteur, tiens ! — fut la mort de Lucien de Rubempré, ce qui chipote le plus notre artiste multi-cartes, « c’est qu’on ne considère pas les magasins de fourniture de dessin essentiels à la nation ! Mais heureusement, j’ai du stock à la maison. Normalement, j’ai aussi assez d’accessoires et de conneries pour pouvoir faire de la poterie, de la sculpture et m’amuser pendant le prochain mois. »
Peut-être en tirera-t-elle un film où l’on dira plein de gros mots en déplorant que Rougié & Pié soit fermé, à l’angle du boulevard Beaumarchais et de la rue des Filles-du-Calvaire…
Et ça, ce n’est que le haut de l’iceberg. Je suspecte un grand nombre de plumitifs des deux sexes de préméditer (dans « préméditer », il y a « éditer ») des Journaux de confinement tous plus chatoyants les uns que les autres.
Il est vrai que la plupart des gens qui vivent confinés à six ou sept dans 15m2 n’écrivent pas. Pourtant, question gros mots, ils doivent être créatifs, en ce moment. Marlène Schiappa redoute, non sans raison, une montée des violences conjugales. Mais voilà, les malheureuses (et quelques malheureux) qui se font écharper n’ont pas le loisir de tenir un log-book. Trop occupées qu’elles sont à parer les gifles, tout en cherchant à faire faire à leurs bambins d’improbables devoirs fournis obligeamment par la copine qui habite la même barre d’immeubles, et qui, elle, a un ordinateur branché sur Pronote… Les « 5 à 8% » d’élèves que nous sommes en train de perdre, pour reprendre le chiffre réaliste de Jean-Michel Blanquer, ne tiennent pas non plus de journal. De toute façon, ils ne maîtrisent ni la lecture, ni l’écriture. Ils ne risquent pas de lire « trente pages par jour », comme la progéniture de Marie Darrieusecq. Ni de les écrire. Eux, ils ne communiquent (ta mère) pas bien. Ils s’efforcent de survivre au contingentement de Coca-Cola imposé par des forces de l’ordre qui ne considèrent pas les boissons sucrées comme indispensables à la survie en milieu confiné.
Pendant ce temps, il y en a qui descendent à la cave et pestent parce qu’ils ont fini le gevrey-chambertin. Ça nous vaudra bien vingt lignes de plus — la douloureuse obligation de se mettre au margaux ou au vouvray. L’horreur.
Comprenez-moi bien. Je ne leur reproche pas d’être des bobos pétées de thunes. Mais qu’au moins, ne serait-ce que par décence, elles trouvent d’autres sources d’inspiration que leur confinement doré — ou alors, elles ne sont que des écrivains d’occasion. Ou pire : des écri très très vaines.
Jean-Paul Brighelli
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