Etes-vous en forme — mais alors, vraiment en forme ? Pas dépressifs pour un brin ? Vous êtes sûr ? Pas de 9mm à portée de main ? Pas de mélancolie qui traîne ? Parfait. Vous êtes donc apte à lire ce que je veux écrire sur Naguima, le dernier film de la réalisatrice Zhanna Issabayeva. C’est sublime (et je pèse mes mots), mais vous n’en sortez pas indemne.
De toute façon, c’est sorti dans huit salles en France — dont le Variétés à Marseille, si ! Pendant ce temps, Hunger Games se prélasse. Il en est même pour regarder la télévision.
Ce monde m’énerve.

Bref, il vous reste la bande-annonce

Connaissez-vous le Kazakhstan ? Et Almaty, sa principale et riante cité, sise dans une plaine, ô ma plaine, absolument rase et sans espoir ? C’est là que les Soviétiques menaient leurs expériences nucléaires — avec 5,7 habitants au km2, on les comprend. Et son président, le doux, l’ineffable Noursoultan Nazarbaïev, régulièrement réélu avec 95% des voix — stalinien un jour, stalinien toujours — depuis 1990 ? Cancer de la prostate en phase terminale, dit-on : il n’y aura donc pas que des nouvelles noires dans cette chronique.
Du Kazakhstan, j’ai entendu parler il y a quelques années, lorsque je fréquentais Patrick Maugein, un magnat du pétrole qui y développait des intérêts. D’ailleurs, dans Naguima, on croise régulièrement des pipe-lines. Dans la steppe, c’est même tout ce que l’on croise — et quelques autobus déglingués. Liges droites, angles aigus, croisements, désert et logements de fortune, prostitution, désespoir. Kazakhstan mon amour.
Et, vers la fin, une héroïne (le mot est rigoureusement impropre, mais je n’en ai pas d’autre) qui marche sur une route droite, en portant un bébé dans les bras. Si vous croyez y lire un quelconque espoir, c’est une erreur. La bande-annonce ne vous dit pas ce qui arrive au bébé, et je ne vous le dirai pas, de peur de gâcher votre déplaisir.

Née en 1968 à Almaty, diplômée de la faculté de journalisme de l’Université Kazakh, Issabayeva a donc passé l’essentiel de sa vie sous domination soviétique, puis sous domination soviétisante. J’en connais qui en seraient heureux. Pas elle. Son film (qui a reçu le Lotus d’or du dernier festival du film asiatique de Deauville) est une pure merveille de neurasthénie. Et davantage même : lorsque vous prenez le temps de lire les critiques, bien rares sont ceux qui n’expriment pas un mouvement d’horreur. Au Kazakhstan, la Mongole n’est pas fière.
L’héroïne, donc, Naguima (Dina Tukubayeva, extraordinaire actrice, qui est arrivée à se faire une peau de pauvre, pustules comprises), parle peu — à qui parlerait-elle ? Le film parle très peu — les myopes qui ont oublié leur lunettes apprécieront de ne pas se crever les yeux à déchiffrer les sous-titres. Sa sœur d’adoption est enceinte jusqu’aux yeux — je vous rassure, ça se passera mal. Sa copine est une pute russe. Son employeur est une brute — il a cependant quinze secondes d’humanité, et je ne saurais trop louer Aidar Mukhametzhanov de parvenir, en quinze secondes, en un plan fixe, à effacer le masque d’un Gengis Khan épicier qu’il s’est composé et à laisser monter en surface quelque chose qui ressemble à une très brève empathie. Noursoultan Nazarbaïev aime s’entourer de stars étrangères, bien payées pour figurer à ses côtés. Ma foi, il a pourtant tout ce qu’il faut chez lui de gens de grand talent.

Plans fixes, d’ailleurs, tout au long du film — à deux exceptions près. Plans sublimes composés de lignes qui barrent tout espoir. Peu de mouvements, mais en vérité, on ne s’ennuie pas un instant (et j’ai l’ennui facile) tout au long des 77 mn du film. Pur bonheur de malheur.
Je ne suis pas bien sûr d’aller à Almaty pour mes prochaines vacances — c’est filmé durant l’été, ou ce qui y ressemble, en ce moment, il doit déjà y avoir un mètre de neige et faire un peu frisquet, mais même en été, dans le cœur de ces personnages, il fait un froid glacial. Orphelinats, abandon, recherche de la mère (qui la repoussera, on s’en doute : à ce que dit la cinéaste, l’idée du film lui est venue en apprenant que nombre d’orphelins cherchaient à savoir qui étaient leurs parents — comme ici, et je prédis à ceux qui ici font les mêmes recherches un avenir de même farine. Exploitation, sexploitation, solitude renforcée, camions qui passent, propriétaires qui se paient sur la bête, violence sans violence — la pire, peut-être —, naturalisme sans effets — nous ne sommes pas chez Zola, qui en aurait fait des tonnes, nous sommes dans l’au-delà de la misère et du misérabilisme.
Les acteurs auraient bien voulu, paraît-il, laisser parler leur savoir-faire et y mettre un peu de lyrisme, quelques larmes, bref, faire les acteurs. Issabayeva a au contraire exigé d’eux qu’ils gardent tout en dedans : c’est prodigieux de travail — prodigieux aussi de composition des plans, d’éclairages glauques, de bande-son — hors dialogues — d’une qualité remarquable, et, à la fin, comme dit une critique de Variety, « music is until the finale, when the traditional stringed instrument used virtually weeps » — ai-je tort d’entendre dans la phrase de Maggie Lee l’écho de « While my guitar gently weeps », ce merveilleux titre des Beatles, l’un des rares entièrement composées par George Harrison — une autre chanson pour les soirs de mélancolie accélérée…
Bref, je ne sais pas où vous êtes, amis lecteurs, ni si vous êtes près de l’une des huit salles qui diffusent le film en France — avant même sa sortie au Kazakhstan, je sens que Nazarbaïev ne va pas aimer du tout. Moi, en tout cas, j’ai adoré — et comme de toutes les amours violentes, j’ai du mal à m’en remettre.

Jean-Paul Brighelli

11 commentaires

  1. « C’est là que les Soviétiques menaient leurs expériences nucléaires — avec 5,7 habitants au km2, on les comprend. »

    Oui, enfin, au début : après le 26 avril 1986, ce genre d’expériences a pris une toute autre ampleur…

    Cordialement,

    E.P.

  2. Mon cher EP, le nucléaire civil, parfois, ça ne marche pas, et ça fait de gros dégâts.
    Mais le nucléaire militaire, les deux fois où on l’a testé en grand, ça a très bien marché. Ça a fait de gros dégâts.
    Question de finalité.

  3. Le Kazakhstan, c’est aussi Baïkonour. C’est plat, c’est peu peuplé et par des gens de peu. Bref, l’idéal pour envoyer sans risque de la tuyauterie spatiale sur orbite.
    Paraît que ça rapporte 115 millions de dollars par an à Nazarbaïev.

  4. On y viole les Baba Yaga plus jeunes que vieilles enfin je suppose ! Remarquez quand on aime les femmes on ne compte pas le nombre d’années. La Baba Yaga est d’ailleurs une sorcière qui enlève les enfants pour les manger …

    On se demandait souvent d’où venait tous ces contes de mère’grand comme Hansel et Gretel ou le Petit Chaperon rouge mais je suppose que les faits divers au moyen-âge ou d’aujourd’hui sont toujours de même nature ! L’ogre Gilles de Rais qui peut s’appeler Barbe-Bleue aussi bien qu’Hannibal Lecter !

  5. Hollande est au Kazakhstan ce week end…
    Il devrait regarder Naguima avant d’y aller, tiens…

  6. « Hollande est au Kazakhstan ce week end… »

    Steppe by steppe…qu’il y végète en paix!

    Lisez un bon bouquin ( sans prétentions littéraires) :  » Dans les forêts de Sibérie » de Sylvain Tesson.
    Il a compris beaucoup, au bord du Baïkal.
    🙂

  7. Maintenant que vous en parlez… Nous regardions à l’instant les actualités : il était question de la visite d’état de notre président à son homologue kazakhe.

    Je profitai de l’occasion pour expliquer à mon fils ce qu’était un dictateur. Il paraît justement qu’il a été élu « Dictateur de l’année ».

    Comment ça « qui ? »

    Cordialement,

    E. P.

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