C’est un curieux mot. Bien sûr, c’est au départ du français : traquer appartient au vocabulaire de la chasse (probablement emprunté à trac, la piste, la trace, en moyen français), et l’on sait que les aristocrates anglais ont transposé sans trop se soucier d’orthographe tout ce qui, dans le domaine de la vénerie ou de la table, venait de France.
Voici que le mot nous revient, pour désigner la traque informatique, qui permet de suivre à la trace chaque citoyen français, sous prétexte qu’il pourrait héberger le coronavirus, ou avoir croisé quelqu’un qui l’héberge.
Le coronavirus ou autre chose. Une fois que la boîte de Pandore est ouverte, qui peut savoir où s’arrêtera la tentation de l’espionnite… Vous saurez ainsi si la personne que vous croisez a un casier judiciaire, paie régulièrement ses impôts, a dans sa parentèle des gens qui hébergent telle ou telle maladie génétique, ou a fait ses études à Notre-Dame-Des-Fleurs-Perpétuelles, et non dans un collège de banlieue tout pourri…
Les imbéciles (et leur nom est légion, comme disait l’Evangile de Marc, en cette semaine pascale, c’est une référence qui en vaut bien une autre) s’exclament déjà : « Qu’est-ce que cela peut vous faire ! Ça ne gêne que ceux qui n’ont pas les braies nettes… » On a déjà entendu ça il y a quelques années, quand un système équivalent suivait les terroristes. Désormais, tout citoyen est soupçonné d’en être un.
La prophylaxie est un merveilleux prétexte. Donnez à un ministre de l’Intérieur les moyens de pénétrer chacun de vos instants, et vous verrez ce qu’il en fait.
Prenez Fabien G***. Il dirige, dans le midi de la France, un magasin de grande distribution alimentaire. Il a 41 ans, il est marié, il a 2,1 enfants, il est ordinaire à tous niveaux. Il a, comme tout le monde, une maîtresse — la Directrice des Ressources Humaines de son groupe —, il est raisonnablement trompé par sa femme (qui reste au foyer pour s’occuper des enfants, encore jeunes, et couche de temps en temps avec le voisin, un informaticien abonné au télé-travail bien avant le confinement, et dont l’épouse, institutrice, avait jusqu’à la mi-mars des horaires rigoureux qui permettaient des ébats de qualité). Il gère bien ses affaires, il aime prendre un pot, en happy hour, avec quelques amis sur le Quai de Rive-Neuve, à Marseille, avant de rentrer chez lui, et il paie ses impôts dans les temps. Le dimanche, il allait jouer au foot avec des copains. Parfois, sous prétexte d’aller passer la nuit au Frioul pour y taquiner la dorade, il découchait chez sa maîtresse, et achetait de jolis poissons issus des pêcheries locales, avant de rentrer chez lui, au petit matin. Rien de bien méchant, les vies droites sont faites de minuscules écarts.
Et il avait pris l’habitude de payer en liquide certains fournisseurs de fruits et légumes avides d’optimisation fiscale, dont il se garantissait ainsi l’exclusivité.
Depuis bientôt un mois, ses habitudes sont chamboulées. Il travaille toujours, son commerce étant considéré comme de première nécessité. Mais ses bistrots habituels sont fermés, pas de petite bière en sortant du boulot, et son portable le suit donc à la trace. Plus moyen de dévier d’un centimètre des trajets obligatoires domicile-boulot-domicile. Il en est à se demander pourquoi il ne s’est pas confiné avec sa maîtresse.
À la maison, l’ambiance est moyennement sereine. Sa femme n’a pas l’air très heureuse d’entendre leur voisin s’envoyer en l’air avec son épouse, qui est du genre expansif. Il se demande bien pourquoi, lui, ça le ferait plutôt rire, et ça le met en appétit. Mais Madame n’a manifestement pas le cœur à ça.
La gestion de sa supérette se ressent des rigueurs du tracking. Comment expliquerait-il qu’il a fait quarante kilomètres hier pour rencontrer l’un de ses livreurs de primeurs clandestins ? Exiger une facture, c’est perdre un fournisseur de qualité.
Sa forme physique est sur la pente déclinante. Plus de séances de foot — et pas même de footing : il avait bien pensé se rendre ainsi chez sa dulcinée, mais d’abord elle habite à 12 kilomètres, ce qui en fait 24 aller-retour, et ensuite, son mari avocat a fermé son cabinet, le temps du confinement (et ne la rouvrira peut-être pas, les petites structures du monde du Droit sont promises à un massacre prochain). Pour partageur qu’il soit, peut-être ne verrait-il pas d’un bon œil débouler au tout petit matin un type suant et soufflant dans son survêt empuanti…
Et impossible d’y aller en voiture : le gouvernment a imposé aux constructeurs de lui communiquer les trajets des véhicules, grâce aux GPS embarqués.
Hier, Fabien G*** a eu la désagréable surprise d’apprendre par son smartphone que son aînée, qui a un peu plus de 16 ans, profite de son heure de balade autorisée pour se rendre dans un quartier louche et périphérique peuplé de mécréants sanitaires afin d’y faire des emplettes suspectes. Même qu’elle est restée 43 minutes dans l’appartement 367 de la tour F, au contact d’un individu dont le mode de vie ne garantit pas qu’il soit tout à fait exempt de contaminations possibles. Le service de tracking a précisé qu’ils étaient plusieurs dans l’appartement 367, et l’image incongrue d’un gang-bang dont son adorable fillette serait la vedette consentante lui est entrée dans la tête. Son sourire, quand elle rentre, n’est plus pour lui un gage d’innocence, mais de duplicité. Un nuage de suspicion flotte désormais sur la France entière.
De surcroît, l’un des habitants de son immeuble du Roucas-Blanc est un médecin hospitalier, dont tous les co-propriétaires ont été alertés sur leurs smartphones, en temps réel, qu’il fréquentait des malades atteints du Covid-19. Du coup, Fabien G*** s’est engueulé avec trois de ses voisins, parce qu’il a refusé de signer une pétition demandant l’expulsion du probable porteur de germes. On peut applaudir les personnels soignants le soir à 20 heures dans l’espérance de passer sur BFM, et ne pas les supporter dans son espace proche.
Du coup, il a pris l’habitude d’« oublier » son portable à la maison, pour continuer à vivre normalement. Mais comment joindre ses fournisseurs ? Il est allé furtivement, samedi dernier, au marché aux puces de la Madrague, dans le 15ème — juste avant que le préfet en décrète la fermeture définitive pour non-respect de la « distanciation sociale » (Fabien se demande pourquoi « sociale » et non « physique »). Il y a fait l’emplette de plusieurs portables à carte à l’ancienne, qu’il jette dans le Vieux-Port après chaque coup de fil compromettant. Comme un malfaiteur. Les sociétés de l’hyper-contrôle génèrent par contrecoup — comme un effet immunitaire produit des anticorps — bien plus de hors-la-loi que les sociétés démocratiques, qui ont des marges d’interprétation. Tout carcan incite à l’évasion, et la vie n’est vivable que par les petites infractions à la loi.
D’ailleurs, ses petites manœuvres ont été déjouées par le gouvernement, qui a lâché dans le ciel des milliers de drones pour surveiller les déplacements. On a intérêt à marcher droit, ces temps-ci…
La fuite des uns et des autres dans la délinquance sanitaire amène, par contrecoup, une diffusion plus large du virus. Au XIXe siècle, les contraintes morales qui réglaient la vie affective des couples amenaient ces messieurs à fréquenter les bordels et à ramener à leurs chastes épouses toutes sortes de parasites de bas étage.
Comme de surcroît Fabien G*** gère un personnel assez nombreux, il est dérangé sans cesse par le tracking de ses collaborateurs — qui eux non plus ne mènent pas une vie bien conforme aux lois de Salomon (Jérôme de son prénom). Et il est obligé de faire des remontrances à ses caissières — qui malgré leur envie de travailler, démissionnent l’une après l’autre en le menaçant d’aller se plaindre aux prudhommes de l’espionnite qui sévit dans l’entreprise.
Bref, Fabien G*** n’est pas heureux, et il n’est pas près de l’être à nouveau. Il soupire après ces temps anciens où l’on était libre d’attraper la grippe, de mener la vie que l’on entendait, d’aller boire un pot avec les copains et d’avoir une vie sentimentale comblée, en faisant la nique à la mort, qui viendra de toute manière.
Jean-Paul Brighelli