Sur le moment, j’ai seulement trouvé que cela trahissait une forme de stupidité, rien qui justifiât d’écrire un mot à ce sujet. Mais en y repensant, je me dis que la chose est symptomatique. Il y a un peu plus d’une semaine, France 2 diffusait une rétrospective intitulée « 2000-2020 : 20 ans d’images inoubliables » présentée par Nagui et Leïla Kaddour. La sélection des images résultait d’un sondage mené par Opinion Way, demandant aux Français de désigner les événements qui ont eu le plus d’importance pour eux depuis l’entrée dans le nouveau millénaire, et ces faits marquants étaient répartis en plusieurs catégories, parmi lesquelles une section « humour ». Je ne suis pas parvenue à trouver le « replay » de cette émission mais ceux qui ont de meilleurs talents que moi pour explorer la toile y parviendront et pourront confirmer ce que je raconte.
Dans cette catégorie « humour », mention est faite de Blanche Gardin et cette évocation s’accompagne d’une précision du genre « qui ose tout » ou « qui ne s’interdit rien » ou « qui repousse les frontières de…» ; enfin, je ne sais plus. Une formule hyperbolique comme les journalistes en pondent à la chaîne, sur commande. Pour prouver ce qu’elle avance, la voix off s’efface quelque instants afin de donner à entendre l’extrait d’un sketch de Blanche Gardin. L’émission a sélectionné, très bon choix, celui qu’elle a joué lors de la remise du Molière de l’humour (à elle-même) en 2018.
A ceux qui n’auraient jamais vu ce sketch (ou qui veulent le revoir), je fournis ici le lien. La rétrospective de France 2 ne pouvait diffuser le sketch en entier car il est trop long pour une émission qui a l’ambition d’offrir un panorama de l’humour sur vingt années. Mais quand on doit couper, il ne faut pas dénaturer ce que l’on coupe. Ainsi, quitte à ne garder que quelques secondes de ce sketch, j’aurais pris ceci (3:05 et suiv.) :
Est-ce qu’on a basculé dans le règne de la bienséance ? Si on regarde la liste des nominés pour ce Molière de l’humour, on serait tenté de dire oui, hein ? Y a qu’à voir ce qu’on a dans cette liste : on a un Noir, on a un Arabe, on a un Réunionnais, on a une femme. Alors, ils ont quand même glissé un normal, hein : un mâle blanc de quarante ans. Autant dire que tu vas rester assis, ce soir, Jérôme [Commandeur]. A moins que tu sois pédé.
Mais France 2 a beau vouloir rendre hommage à Blanche Gardin, l’humour de celle-ci doit paraître insupportable à ces gens bien comme-il-faut; alors ils ont préféré amputer une blague pour la rendre tolérable. Et résultat, on ne voit plus du tout en quoi Blanche Gardin est subversive :
Alors on m’a dit que des Juifs s’étaient glissés dans la salle. Vous pouvez rester, hein. Alors, c’est pas de moi, vous aurez reconnu, c’était Desproges. Mais c’est devenu un lieu commun de dire aujourd’hui : « Desproges pourrait plus dire, aujourd’hui, ce qu’il disait. » Bah, la preuve que si, je viens de le faire.
La subversion tolérable sur France 2 s’arrête là. C’est ce passage, strictement, que la chaîne a retenu pour illustrer l’humour de Blanche Gardin. Pourtant, tout ce que la salle compte de bien-pensance bourgeoise de gauche rit à gorge déployée, songeant « comme elle a raison! Elle vient de prouver qu’on est libre de rire de tout, contrairement à ce que prétendent quelques grincheux droitards ». Alors, qu’y-a-t-il d’osé dans ce sketch? En réalité, il n’est pas fini et il y manque l’essentiel : la chute. Voici ce que France 2 a coupé :
Cela fait trente ans que Desproges nous a quittés. Maintenant on est en 2018, alors je propose d’actualiser cette lamentation, si les gens veulent vraiment se lamenter. Est-ce qu’on pourrait pas plutôt dire : est-ce que Tex pourrait dire…ce qu’il disait il y a trois mois ? Bah non. Non, il pourrait pas.
Et là, pas de cris d’approbations, les applaudissements sont moins fournis et l’on voit même quelques mines totalement effarées, figées en un sourire incrédule. Tex, animateur des Z’Amours avait été renvoyé, on s’en souvient, pour une blague sur les femmes battues. Tel que France 2 l’a coupé, le sketch de Blanche Gardin semble vouloir démontrer que, contrairement à ce que disent les grincheux, oui on peut rire de tout aujourd’hui. Alors que ce sketch, précisément, dénonçait une pratique de la censure et la sanctuarisation de sujets tabous, interdits à l’humour. Il est vrai que la chaîne qui avait congédié Tex n’était autre… que France 2.
Si France 2 avait été plus futée, elle aurait choisi un extrait tiré d’un autre sketch, et la censure, devenant indirecte, serait passée plus facilement inaperçue. Eh bien, non, France 2 a préparé les verges pour se faire battre, et telle fut prise qui croyait prendre.
A une époque ou les antiracistes prônent le retour à la ségrégation, ou les gens de « gauche » tiennent des discours dignes de Mussolini, ou les plus farouches tenant de la liberté d’expression sombrent dans la « cancel-culture », il ne faut pas être surpris par ces maladresses amusantes.
Tous les gens que je viens de décrire devraient penser à quelques petites anecdotes historiques. En mars 1953 Beria et Molotov ont sombré comme des barcasses mal amarrées alors qu’ils pensaient avoir tout le pouvoir en main. En 1954 aux USA, après avoir terrorisé la population le sénateur McCarthy sombre aussi, mais lui ce sera l’alcoolisme.
Trois hommes tombent, mais tous les « serviteurs » de ces hommes tombent aussi. La Boétie en parle déjà en 1548 : « « afin de les tenir par leur avidité ou par leur cruauté, afin qu’ils les exercent à point nommé et fassent d’ailleurs tant de mal qu’ils ne puissent se maintenir que sous leur ombre, qu’ils ne puissent s’exempter des lois et des peines que grâce à leur protection ».
Rien de neuf sous le soleil… Le lancer de boomerang est un sport dangereux et les bâtons ont une fâcheuse tendance à être toujours de retour.