Entretien avec l’essayiste Guillaume Bigot

 

Guillaume Bigot, auteur de « La trahison des chefs »[1. Fayard- Février 2013 – 17€] a accepté de répondre à nos questions. Il est aussi directeur d’un groupe d’écoles de commerce.

 

David Desgouilles – Dans votre livre, vous opposez « l’art du commandement » aux « sciences managériales » en prenant clairement le parti du premier. À vous croire, l’idéologie managériale serait à l’origine de presque tous nos maux, nous faisant passer de la lumière des Trente glorieuses à l’ombre des Trente piteuses. N’exagérez-vous pas un chouïa ?

 

Guillaume Bigot : Le management a consacré le droit à «  jouir et à faire du profit sans entraves », ce qui a profondément déréglé nos sociétés. Mais il n’est pas la cause de tous nos malheurs. On lui attribue généralement un excès de mérites. Or, les spectaculaires gains de productivité  des Trente piteuses (faisant qu’une firme comme Zara est désormais capable de renouveler et de distribuer une nouvelle collection en 15 jours) sont davantage la conséquence de la diffusion des NTIC et du toyotisme que le fruit du coaching ou des délocalisations.

 

DD : Les délocalisations seraient donc les filles légitimes du management ? Expliquez-nous.

Elles le sont deux fois.
Primo, la baisse des coûts n’est pas le seul motif incitant les managers à délocaliser. Faire travailler des gens que l’on ne voit pas, qui ne se syndiquent pas, parfois des femmes ou des enfants, c’est plus facile que de se faire obéir de ses troupes, comme on le faisait jadis.  L’adage « loin des yeux, loin du cœur » pèse ainsi dans l’équation des délocalisations. Et plus on délocalise, plus l’on délocalisera car plus on fera croître le chômage et les charges sociales. Ce cercle vicieux renchérit le coût du travail « indigène » et offre donc de nouveaux prétextes au dépaysement de la production.
Secundo, l’objectif même de la délocalisation n’est pas de développer l’entreprise ou de conquérir de nouveaux marchés mais d’enrichir l’actionnaire. La boucle est réellement bouclée et le masque du chantage à la compétitivité et de la nécessaire adaptation à la globalisation tombe lorsque les actionnaires majoritaires décident eux-mêmes de “délocaliser” leur patrimoine. Les amarres de l’intérêt général sont alors rompues… par ceux-là même qui devaient le défendre.


DD : Les syndicats ont-ils accompagné le triomphe du management moderne ?

GB : Oui et non. Oui car l’humanité reste marquée par un puissant effet mimétique à l’égard du dominant. Les syndicalistes ne font pas exception et tendent à imiter les patrons. Ils ne sont guère plus dévoués au bien commun que les actionnaires. La CGT a été traînée aux Prudhommes par ses salariés. Et les caciques des centrales sont devenus des managers comme les autres : narcissiques, carriéristes, manipulateurs, etc…
Non car la responsabilité des dirigeants – que sont les patrons – et celle des dirigés – dont font partie les syndicats- sont incomparables.
Ce qui est étrange, ce n’est pas que Sud-SNCF cherche à défendre son bout de bifteck en brandissant le service public, c’est que Guillaume Pépy n’invoque jamais le service public mais le client et qu’il consacre l’essentiel de son budget com’ à se mettre lui-même en scène.

DD : Avec ses airs bourrus et provocateurs, Maurice Taylor est-il un patron à l’ancienne ou le symbole du management des années 2010 ?


GB
 : C’est un manager caricatural. Maurice Taylor est bourru avec l’État dont il attend des subventions. Il est grossier à l’égard d’un pays qui accueille ses usines. Il est impitoyable avec ses salariés qu’il licencie sans vergogne. Mais il se couche devant ses actionnaires et paraît nettement moins viril face à ses concurrents. Le chef « à l’ancienne » possède certes une dimension brutale (c’est toujours le plus dangereux qui domine) mais cette brutalité est destinée à protéger ses gens, ses citoyens, ses employés, sa collectivité, petite ou grande, publique ou privée, celle dont il ou elle a la charge. Or, Taylor agresse d’abord ceux qui lui sont soumis.

DD : Comment inverser la tendance ?


GB
 : D’abord en bridant le bon plaisir individuel à l’école et en rétablissant la frustration comme ingrédient indispensable de la civilisation. À cet égard, le fait que les enfants et les adolescents aient de moins en moins l’occasion de vivre en collectivité et de découvrir l’existence d’un intérêt général qui les dépasse et qui n’est pas celui de « papa maman » me paraît essentiel.
Ensuite, en rétablissant la culture générale et le sens de la synthèse. Diriger, c’est toujours faire prévaloir le bon sens et le bien commun sur le « petit bout de la lorgnette » des experts.
Il faudrait aussi cesser de croire que l’on ne doit promouvoir que ceux qui sortent des écoles de gestion ou des grandes écoles. Un diplômé des beaux-arts ou un autodidacte peuvent faire des chefs exceptionnels. Un jeune homme sorti d’HEC ou un énarque peuvent être des zéros absolus dans ce domaine. Enfin, il faut aguerrir les chefs, les mettre à l’épreuve, tester leur courage physique et moral ce que le principe de précaution nous interdit de faire !

 

DD : La dissertation de culture générale et la note de synthèse ont justement été supprimés des concours externes de catégorie B de la fonction publique, remplacés par une sorte de QCM et l’étude d’un cas pratique ! Selon vous, le sarkozysme a t-il été le point culminant du triomphe managérial dans notre pays, au grand dam des amoureux de La Princesse de Clèves ?

 

Il est certain qu’en poussant son soupir d’aise au lendemain de son élection : « je suis le numéro un, je vais pouvoir me lâcher ! » et en adressant à ses ministres des feuilles de route concoctées par des cabinets privés de consulting, Sarkozy a collé jusqu’à la caricature à la notion de manager d’État. Cependant, soyons juste, il faut reconnaître que d’autres traits de sa personnalité, l’imagination, l’audace, le courage, se situent aux antipodes du modèle managérial. Par son côté “normal”, “monsieur Homais de la politique” et par sa prudence poussée jusqu’à l’attentisme, François Hollande éclaire une autre facette du management : le principe de précaution. C’est un chef qui se couvre ! Or, un vrai chef doit à la fois être posé et mettre les formes comme le fait Hollande et trancher comme le faisait Sarkozy.

10 commentaires

  1. « C’est un manager caricatural. Maurice Taylor est bourru avec l’État dont il attend des subventions. Il est grossier à l’égard d’un pays qui accueille ses usines.  »

    Quelle pauvreté d’analyse !!!

    Taylor n’attends pas de subventions. Il rêve justement de fabrique et vendre des pneus sans que des Etats s’en mêlent.

    Il constate juste que l’Etat chinois subventionne massivement les exportations et demande que les politiciens qui mangent avec ses impôts et sont sensés travailler à défendre les intérêts des américains, le fassent effectivement.

    Il constate avec lucidité que ce n’est pas le cas.

    Par ailleurs, un pays « n’accueille pas des usines ». Il a la chance, ou pas, que des investisseurs viennent créer de la richesse chez lui.

    Dans le cas de la France, c’est « ou pas ».

    • « Par ailleurs, un pays « n’accueille pas des usines ». Il a la chance, ou pas, que des investisseurs viennent créer de la richesse chez lui. »
      Ni l’un ni l’autre dans un pays comme la France. C’est à la limite vrai en Chine ou dans les pays en voie de développement.

      Il y a 2 intérêts à avoir des investisseurs étrangers pour un pays comme la Chine :
      – l’apport de devise pour acheter à l’étranger les matières premières nécessaires à son industrie, c’est à dire principalement le pétrole
      – l’apport de savoir faire et de connaissance technique qui permettront à moyen ou court terme aux entreprises 100% chinoises de concurrencer les investisseurs étrangers

      Par contre pour la France, quel peut bien être l’intérêt?
      Ne vaudrait-il pas mieux investir nous même, et par le biais de l’état (et donc par la violence des impots) si les particuliers sont trop frileux, ou qu’ils préfèrent délocaliser.

  2. la première hypothèse : « Le management a consacré le droit à « jouir et à faire du profit sans entraves », ce qui a profondément déréglé nos sociétés. », non démontrée, peut se retourner ; c’est la société qui a consacrée le droit à jouir et à faire du profit sans entrave. Le management ne serait que l’art du commandement appliqué à cette nouvelle donne.
    Voila qui correspondrait mieux à l’état d’esprit anglo-saxon. Et qui fout toute la thèse de ce cher monsieur par terre.
    Bien tenté. Mais l’art de la controverse, c’est aussi s’appuyer sur des hypothèses irréfutables.

    • @Pythéas,

      « Le management a consacré le droit à « jouir et à faire du profit sans entraves »

      Que vous commentez notamment par la phrase suivante :

      « c’est la société qui a consacrée le droit à jouir et à faire du profit sans entrave »

      Problème de compréhension du sens des mots :

      CONSACRER, verbe trans.
      A. [L’obj. désigne un lieu liturgique ou non, un obj., une pers.] Revêtir d’un caractère sacré en dédiant à quelque divinité par une action rituelle. Consacrer un temple. Synon. bénir, sacrer; anton. profaner.
      Emploi pronom. à sens passif. Les églises se consacrent par de longues cérémonies (Lar. 19e-20e).

      que vous confondez avec :

      INSTITUER, verbe trans.
      I. A. [Le compl. d’obj. dir. désigne une chose] Établir d’une manière durable, donner commencement à.

      Je me permets dès lors, Cher Pythéas de reprendre votre dernière phrase : l’art de la controverse, c’est aussi s’appuyer sur une juste et bonne compréhension des mots et des choses.

      Cordialement.

  3. Si vous faisiez des interviews plus critiques pour éviter ce genre de remarques ?
    Vous n’avez pas réussi à éveiller ma curiosité (doux euphémisme pour dire qu’avec ce que l’auteur peut produire comme âneries en 15 lignes, j’ai un mauvais pressentiment sur le rapport qualité/prix du livre.)

    Enfin, je veux bien vous croire, le livre est certainement intéressant. Mais quand on évoque l’idée de renforcer le sens de la synthèse des étudiants et qu’on n’arrive pas à présenter rapidement et intelligemment son ouvrage…

    Vous comprendrez que le doute m’habite.

  4. Peut-être était-ce ma question qui n’était pas bonne ? Je ne lui demandais pas, en outre, de présenter son ouvrage. Pour cela, je fais des recensions moi-même.
    Mais je vous trouve néanmoins sévère avec cette interview.

  5. Désolé David, c’est vrai que je n’ai pas pris le temps de pondérer ma première impression. Et comme elle a été provoquée ,par la première ligne.
    e reste sceptique sur une cause commune à tous les problèmes du monde moderne trouvé dans les nouveaux modes de management, et me pose la question d’une confusion entre symptôme et cause.
    Un ami m’avait parlé, en bien, de son livre sur les scenarii de l’apocalypse…Je vais m’y plonger, on verra bien.

  6. Ne soyez effectivement pas trop dur avec ce Monsieur Bigot.

    Un gars capable d’écrire « Enfin, il faut aguerrir les chefs, les mettre à l’épreuve, tester leur courage physique et moral ce que le principe de précaution nous interdit de faire ! » ne mérite pas d’être accablé.

    A quand un Kho Lanta ministériel, avec épreuve de la dégustation de vers de palmiers… Halal bien sûr.

  7. @DD

    Je ne comprends pas l’expression « sciences managériales ».

    Si, dans le processus managérial, il se trouve y avoir un processus rationnel de traitement du réel, cela n’en fait pas pour autant une science.

    Quant à ce traitement rationnel, il me semble infiniment plus proche d’une technique, et non d’une science, de conditionnement, que de l’art que de commander.

    L’art du commandement n’a de sens véritable que s’il se réfère à un intérêt commun au sens noble du terme. A défaut d’un intérêt supérieur commun, on est dans la technique de conditionnement au service de l’efficacité économique, c’est à dire managérial. Bigot a raison de parler d’idéologie.

    Le commandement ou gouvernement d’entreprise, mot atroce qui ne sent pas la démocratie, a pour intérêt direct et premier le capital, et aujourd’hui la stricte spéculation.

    J’ai déjà ouvert un livre de « management ». le contenu était consternant. Il n’y avait pas de contenu à vrai dire.

    Le management est le gouvernement ou le commandement à l’ère de la technique dans le monde de l’économie reine et mondialisée. Ici, des gouvernements de techniciens, là, des manager publics.

    La prééminence de l’idéologie managériale – mondialiste et libérale – atteste avant tout de l’échec cuisant et terrifiant d’une génération politique convertie au capitalisme absolu, pour reprendre le dernier Michéa.

    Ces gens devront rendre des comptes devant le peuple qui les a élu, mais qui ne les a jamais élu pour mondialiser à outrance, libéraliser à outrance, et ce jusqu’au culte de la concurrence pure et parfaite dans le désormais joyeux monde du management public.

    C’est le New Age du New World, le nouveau monde.

    Trahison des chefs ?

    Trahison de la nation, de la France, d’une langue, d’une culture, d’une civilisation, d’un idéal. Trahison partout.

    Il faudra rendre des comptes !

    Quant à Monsieur Taylor… il convient de ne pas même lui répondre. Ni lui ni ses frasques managériales ne se trouvent être un sujet. Tout cela n’est que du divertissement, à peine politique. Il est bien logique en revanche que le Ministre du divertissement productif lui ait répondu.

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