Personne, à moins que …
Marine Le Pen était attendue au tournant. Désormais en tête de toutes les études d’opinion pour le premier tour de l’élection présidentielle, sa participation à la plus grande émission politique de la télévision française était assurément pour elle le rendez-vous à ne pas manquer. De l’avis général, elle a réussi l’exercice et dominé tous ses interlocuteurs de la tête et des épaules. Seule Najat Vallaud-Belkacem, à la faveur d’un exposé liminaire de cinq minutes, a semblé pouvoir la mettre en difficulté sur la question des écoles hors-contrats pourvoyeuse de fondamentalisme. Cinq petites minutes sur une émission de deux heures, convenons que c’est négligeable. Sur l’économie, notamment, elle fait désormais mieux que tenir tête au spécialiste-maison, François Lenglet. Ce dernier n’a parfois pu qu’opiner du chef devant la démonstration de la candidate du FN. Il nous a semblé que cette dernière s’appuyait parfois sur les propres ouvrages de son interlocuteur, ce qui a dû participer à cette domination. Il y a cinq ans, elle se montrait davantage en difficulté face au même journaliste. Qu’a-t-il pu se passer entre les deux ? Sans doute a-t-elle mieux travaillé le sujet, bien entendu. Mais l’essentiel n’est pas là. Marine Le Pen a désormais le vent dans le dos, situation dont n’importe quel cycliste du dimanche vous dira que cela comble le déficit d’heures d’entraînement. Depuis 2012, la crise grecque, le Brexit et la campagne victorieuse de Trump (dont l’aspect économique a été trop longtemps négligé par la presse de ce côté-ci de l’Atlantique) sont passés par là. Liberté monétaire et protectionnisme sont beaucoup plus aisés à défendre. L’échange avec l’invité surprise Patrick Buisson s’est aussi passé au mieux pour la candidate. L’ancien conseiller de Nicolas Sarkozy ne l’a pas déstabilisée, lui reprochant parfois d’être trop à droite (scolarisation des enfants étrangers), puis parfois de ne pas l’être assez. Mais était-ce vraiment l’objectif de Patrick Buisson de la déstabiliser ? Au bout de deux heures, le résultat du traditionnel sondage tombait : elle s’était montrée plus convaincante que tous ses concurrents aujourd’hui en lice pour la présidentielle, invités avant elle dans l’émission, François Fillon et Benoît Hamon. Cette émission s’apparentait à une véritable démonstration de force.
Marine présidente ?
Dès lors, le lendemain, beaucoup d’observateurs se posaient LA question, à juste titre : « peut-elle finalement gagner ? ». Et n’y répondaient plus aussi facilement par la négative qu’il y a quelques semaines encore. Ajoutons qu’elle semble avoir imposé une trêve entre Florian Philippot et Marion Maréchal-Le Pen, dont les disputes à ciel ouvert constituaient l’obstacle le plus dangereux sur le chemin d’une campagne électorale réussie. Nous savons qu’il est imprudent de jouer au jeu des pronostics dans la campagne présidentielle la plus incertaine de l’histoire de la République, mais mouillons-nous néanmoins : comptes tenus des études d’opinions et des dynamiques de campagne, il est fort probable que Marine Le Pen vire en tête du premier tour le 23 avril prochain. Non seulement, elle est en tête de toutes les études mais ces dernières précisent que la candidate du FN est dotée du socle le plus solide de sondés sûrs de leur vote : autour des 80% lorsqu’Emmanuel Macron et Benoît Hamon tournent plutôt autour des 40/50%. Le socle de François Fillon est intermédiaire. Son problème à lui, c’est que la dynamique est tellement désastreuse qu’il ne lui restera peut-être bientôt que ledit socle. Après l’effet d’aubaine du lendemain de primaire début décembre (effet trompeur dont semble profiter aujourd’hui Hamon), les sondages de François Fillon avaient déjà enclenché une baisse régulière qui s’est évidemment accélérée avec le déclenchement des affaires concernant son épouse et sa société de conseil. On ne reviendra pas ici sur les affaires Fillon et leurs traitements judiciaire et médiatique. Causeur y a déjà consacré bon nombre d’articles. Mais dès lors que le député de Paris avait réussi (provisoirement ?) à tordre le cou à autant de canards en forme de plans B, il n’avait plus le choix que de s’ériger en candidat anti-système, en « Trump français » réussissant à faire des attaques contre lui, une force. Il s’y est essayé depuis sa conférence de presse mais il y a un gros caillou dans la chaussure : le programme de François Fillon n’a rien de trumpiste. Il ressemble davantage à celui de Madame Merkel, qui est justement l’une des critiques les plus farouches du nouveau président américain, sur le fond comme sur la forme. Une étude publiée ce dimanche par le sondeur Yves-Marie Cann explique d’ailleurs le déficit d’audience structurel de François Fillon dans les classes populaires : « Quant à François Fillon, pour conserver ses chances de qualification au second tour de l’élection présidentielle, il lui faudra retrouver les faveurs des actifs, et plus particulièrement des catégories populaires qui semblent avoir déserté sa candidature. Au-delà des accusations dont il fait l’objet et dont on mesure ici les répercussions, le programme “radical” du vainqueur de la primaire de la droite et du centre pourrait constituer un écueil non négligeable, point qu’ont d’ailleurs soulevé à plusieurs reprises de certains membres de sa famille politique.».
Un autre candidat de la frontière ?
Emmanuel Macron pourrait bien vite être frappé des mêmes faiblesses face à Marine Le Pen. L’ex-ministre de l’économie a beau tenter lui aussi de se faire passer pour « anti-système », il n’est qu’à voir la liste de ses soutiens s’allonger pour se rendre compte de la supercherie. On comprend qu’il tarde à présenter son projet mais il faudra pourtant bien un jour retirer le masque : Emmanuel Macron est bien le candidat estampillé « mondialisation heureuse ». Cela apparaîtrait d’autant plus dans un second tour où il affronterait Marine Le Pen. Aujourd’hui, les sondages annoncent une victoire 63/37 pour le candidat En Marche dans cette hypothèse. A vrai dire, il est improbable, dans le contexte des vents évoqués plus haut en faveur des candidats « de la protection, de la frontière » dans le monde occidental, on aboutisse à une telle différence au bénéfice des candidats « de l’ouverture, de la mondialisation ». L’Histoire récente nous a au contraire montré que la tendance était inverse. En fait, il apparaît de plus en plus que la seule manière de voir battu un « candidat de la frontière » serait de lui opposer un autre « candidat de la frontière ». Trump aurait-il vaincu Bernie Sanders ? Nul ne le saura jamais mais il est certain que les « swing states » de la Rust belt ont été décisifs dans la victoire du nouveau président américain et qu’Hillary Clinton y était sans doute moins bien armée que son concurrent de la primaire démocrate. Qui pourrait être alors ce « Sanders qui réussit » ? Certainement pas Benoît Hamon qui a déjà cédé face au capitalisme californien des GAFA en actant la fin du travail, à travers la création d’un revenu universel. Seul Jean-Luc Mélenchon pourrait éventuellement jouer ce rôle. Certes, il semble aujourd’hui distancé et Benoît Hamon tente de lui mettre la pression. Les quinze prochains jours seront décisifs. Si le candidat de la « France insoumise » parvient à repasser devant celui du PS, un effet de vote utile pourra s’enclencher à partir du mois de mars. Il y aurait alors une probabilité pour qu’il parvienne à s’asseoir sur le deuxième strapontin du second tour. Et alors, à condition d’enfermer dans une pièce Clémentine Autain et tous ses amis, et d’en perdre la clef, Jean-Luc Mélenchon pourrait alors battre Marine Le Pen, au terme de la campagne la plus décoiffante de la démocratie française.