Difficile, ces derniers temps, à la télévision, d’échapper à la noble figure de Stéphane Hessel. Rien que la semaine passée, par exemple, j’ai eu le plaisir de le voir successivement dans la Grande Librairie (France 5) et Ce soir (ou jamais !) (France3).
Il faut dire que ce vieux monsieur très digne est aussi un phénomène, qui remplit toutes les conditions pour entrer triomphalement dans le Guinness World Records : à 93 ans, il a vendu en trois mois 750 000 exemplaires d’un mini pamphlet de 32 pages TTC intitulé Indignez- vous !
Sous ce titre impératif, l’auteur appelle ses lecteurs à se dresser, au moins moralement, contre tout un tas de trucs révoltants. Entre autres, l’écart grandissant entre très riches et très pauvres, l’état pitoyable de la planète, le traitement réservé aux sans-papiers, la réforme des retraites, le bellicisme israélien… Bien sûr, avec cette diatribe tous azimuts, M. Hessel s’est fait quelques ennemis – sans compter les jaloux. Mais rien ne saurait l’atteindre : depuis soixante-cinq ans, il réside dans le camp du Bien. Qui dit mieux ? À l’origine, sa sincérité n’est même pas en cause. Jeune résistant, déporté à ce titre dans les camps nazis, il adopte assez naturellement pour bible le programme du Conseil national de la Résistance ; on a connu, depuis, pires références.
Le problème, si j’ose dire, c’est qu’on n’est plus en 1944. Même l’auteur s’en rend compte : « Certes, les raisons de s’indigner dans le monde complexe d’aujourd’hui peuvent paraître moins nettes qu’au temps du nazisme… »
Exquise litote, que résume avec bonheur Mourad Kiddo dans le mensuel Causeur : privé des enjeux authentiquement tragiques de sa jeunesse, explique-t-il, Hessel en est réduit à nous vendre « de l’Holocauste low-cost ».
Que voulez-vous ? L’indignation, il faut bien la nourrir ; alors, faute de grives, on mange des merles. Et si c’est “plus complexe” que du temps des nazis, eh bien, il n’y a qu’à simplifier ! En tendant l’oreille, ne perçoit-on pas déjà des bruits de bottes dans l’expulsion des clandestins – sans parler de la réforme de la SS ? Mais on n’est pas là pour plaisanter : le drame de l’indignation hesselienne, c’est qu’à force de tout mettre sur le même plan elle perd en pertinence et, disons-le, en sens.
Plus je vois Stéphane Hessel, plus je regrette Jacqueline de Romilly. S’il y a une vision à transmettre aux générations à venir, ce n’est pas le monde en noir et blanc de Hessel ; plutôt l’univers riche et coloré que nous faisait entrevoir Mme de Romilly, à travers la civilisation grecque et “son cher Thucydide”.
« Il faut choisir : se reposer ou être libre », écrivait le cher homme il y a 2 400 ans. Tout Hessel est déjà là, et même un peu plus…
Publié pour Valeurs Actuelles, le 20.01.2011