Dix ans après, ou le 10 mai 1981 raconté, en 1991, par une pléiade de témoins privilégiés : telle était la curiosité rediffusée l’autre nuit sur l’excellente chaîne Histoire. Non seulement ce documentaire signé Serge Moati a bien vieilli, mais il est encore plus éclairant aujourd’hui. Le téléspectateur de 2012 bénéficie en effet d’un double recul : trente ans par rapport aux événements qui sont évoqués, et vingt par rapport aux commentaires.
Une telle “mise en abyme” met surtout en lumière les personnalités diverses des politiciens et intellectuels interviewés – pour la plupart acteurs de ce mémorable 10 mai et toujours en activité. On y trouve pêle-mêle de fameux exemples d’aveuglement et de lucidité, d’opportunisme et de sincérité – et même le tout mélangé.
Dans le genre aveuglé par l’opportunisme, le pompon revient haut la main à Jack Lang, immarcescible barde Assurancetourix de la geste mitterrandienne. « Changer la politique, changer la culture, changer la démocratie ! C’est ça, l’esprit du 10 mai ! », déclame-t-il encore sans rire dix ans après ce jour fameux qui, selon son mot non moins fameux, devait faire passer d’un coup la France « de l’ombre à la lumière ».
Mais au lendemain de la victoire de la gauche, la droite n’est guère plus lucide sur la portée de l’événement. En ex-haut lieu, on tient que l’« expérience socialiste » ne saurait durer, pour cause de « programme inapplicable » ; comme si la droite avait seule le secret de trahir ses promesses ! À la base au contraire, on dramatise inconsidérément l’enjeu, genre « les socialo-communistes vont tout nous prendre ! » ou « les chars russes vont foncer sur Paris ! »
C’est finalement Régis Debray qui, en racontant son drame intime, parlera le mieux de ce redoutable oxymore qu’on appelle la « gauche au pouvoir ». Longtemps il a couru vers ce mirage toujours repoussé, de Guevara en Mitterrand, avant de s’asseoir épuisé…
En 1991, on le retrouve désabusé, mais inconsolablement nostalgique de ce passé où ses illusions avaient de l’avenir. L’évocation du grotesque show du Panthéon lui tire encore les larmes : « C’était grand, c’était noble ! Tous les futurs étaient présents ce jour-là ! » Mais ils sont vite passés, et Debray ne fut pas le dernier à s’en rendre compte : le socialisme tel qu’il l’avait rêvé ne pouvait décidément pas devenir réalité.
Et pour cause, ajouterai-je sans qu’on m’ait rien demandé : l’utopie progressiste craint le pouvoir comme un vampire normal la lumière du jour.
Intransigeant comme il est, Régis Debray va accuser le coup : ses illusions perdues dépasseront même ses grandes espérances, jusqu’à le faire désespérer de toute action politique. Comme il l’avoue tristement à son confesseur Moati, « c’est sous la présidence Mitterrand que j’ai renoncé à l’idée socialiste, à la République et à l’exception française ». On n’est pas plus déprimé.
Publié sur Valeurs Actuelles, le 27 septembre 2012