Entretien publié dans Rage Mag, le 21 août 2012
Basile de Koch, plume de diverses personnalités politiques comme Charles Pasqua, Raymond Barre et Simone Veil, est devenu l’un des éminents spécialistes de la série américaine South Park. Entretien avec le Monsieur qui ne jure que par Mr Hankey et regrette le manque actuel d’humour décalé en France.
Comment passe-t-on de Charles Pasqua à Cartman ? Y a-t-il un lien entre les deux ? Comment avez-vous découvert la série ?
C’est mon ami Antoine, un punk sans chien mais pas sans esprit, qui m’a fait découvrir vraiment South Park il y a une dizaine d’années, en me montrant quelques épisodes particulièrement gratinés – dont ceux avec le cultissime Mr Hankey. Avant cette révélation, j’étais bêtement rebuté par le simplisme et la puérilité du dessin – alors que c’est quand même ça qui fait passer la pilule… Tu imagines South Park avec des acteurs ? Quant à la filiation Pasqua-Cartman, je vois pas : faut pas confondre type et archétype ! Cartman a tous les vices, Pasqua fait ce qu’il peut.
Peut-on expliquer le succès de la série par sa simplicité apparente, une animation graphique extrêmement pauvre, au service d’une créativité folle, c’est-à-dire des aventures plus loufoques les unes que les autres ? Autrement, comment expliquer un tel succès ?
En tant qu’inconditionnel, je ne m’étonne pas du succès de South Park : je le trouve insuffisant ! Pourquoi Canal a-t-il cessé de diffuser la série en 2002, au moment même où je la découvrais ? Surtout qu’ils continuent de nous balancer régulièrement les « nouveaux » Simpson, pendant que W9 recycle à l’infini les vieux. Pourtant, tout dans les Simpson a pris un coup de vieux depuis l’apparition de South Park : les blagues décaféinées, les audaces de tout repos ; même le jaune des personnages semble avoir pâli. D’accord en revanche sur la « créativité folle » dont tu parles : chaque épisode est un entrelacs de petites histoires pleines de « nonsense » et de sens qui convergent vers une « morale » roborative. Qui dit mieux ?
South Park est un dessin animé d’adolescents de la génération X qui sont ensuite devenus adultes mais qui persistent malgré tout à le regarder. Est-ce que la série est le premier véritable dessin animé pour adultes?
Question-piège pour quelqu’un comme moi, qui crois plus facilement en Dieu que dans les concepts de « génération » ou, a fortiori, d’ « âge adulte ». Je verrais plutôt le contraire dans South Park : la première fois qu’un esprit aussi ravageur prend la forme apparemment innocente d’un dessin animé pour enfants.
South Park en se « foutant de la gueule » de tout le monde, y compris de toutes les minorités, est fondamentalement subversif. Comment qualifiez-vous la ligne politique de la série?Libertaire ? Anarchiste conservateur ?
Sûrement pas nihiliste, ni utopiste libertaire. Anarchiste conservateur au sens ou Jean-Claude Michéa définit Orwell, ça me va. Si Stone et Parker tournent en dérision le désordre établi, ce n’est pas au nom du Bien mais du moindre mal. Le mal ne vient pas de la société, mais des hommes qui la constituent. Le salut de l’humanité est dans la common decency prêchée par Orwell, et la seule révolution qui vaille est intérieure. Le reste n’est que révolution à 360°, qui finit par ramener au point de départ après avoir fait plein de dégâts. La principale cible de Stone et Parker, c’est l’intelligentsia pseudo-contestataire dont ils ont découvert la connerie après celle des rednecks. Dans « Crève hippie, crève ! », par exemple, ils ne sont pas loin de comprendre Cartman, qui veut nettoyer la ville de ses gauchistes au lance-flammes ! Il y a ce barbu à lunettes qui décrit à Stan la société idéale, où tout le monde s’entraiderait et où, par exemple, quelqu’un ferait du pain pour tous pendant qu’un autre veillerait à la sécurité de chacun. « Tu veux dire un boulanger et un flic ? » répond Stan.
Que vous inspire un passage comme celui-ci, extrait du cultissime épisode Le Camp de la mort de tolérance: “Voyons, ce n’est pas parce qu’on tolère quelque chose qu’il faut l’approuver nécessairement. Tolérer signifie qu’on supporte. Vous tolérez les pleurs d’un enfant assis à côté de vous dans l’avion, ou bien vous tolérez un mauvais rhume, mais ça vous embête quand même ! (Mr. Garrison) ?
Monsieur Garrison a raison, comme souvent ! Tolérer n’est pas approuver, ni même comprendre, sinon il n’y aurait qu’un seul verbe. La vraie tolérance s’adresse aux personnes plus qu’à leurs actes. « Je chéris ta personne, et je hais ton erreur ! », comme disait Racine : ça me paraît une excellente définition de la tolérance.
Est-ce qu’un épisode vous a particulièrement marqué ? Pourquoi ?
Il y a l’épisode sur la Fin du monde, où le réchauffement climatique a fini par provoquer une nouvelle ère glaciaire ! J’aime aussi celui où les « islamo-terroristes » ont pris en otage l’imagination des honnêtes citoyens américains, au point que le chef de la CIA ne voit plus qu’une solution : « Il faut atomiser notre imagination ! » Mais mon préféré, c’est « Vas-y, Dieu ! Vas-y ! ». Dans le futur, Dieu a été remplacé par la Science – et le règne des hommes par celui des loutres, plus douées en la matière. Et même quand le « Grand Sage des Loutres Athées » (sic) appelle à la mansuétude vis-à-vis des derniers croyants, il est massacré par ses propres troupes aux cris de « Tuons le Grand Sage ! » On ne saurait mieux illustrer la phrase de Chesterton : « Quand on cesse de croire en Dieu, ce n’est pas pour ne croire à rien : c’est pour croire à n’importe quoi. »
Quel est votre personnage préféré ?
J’aime tous les types humains incarnés par la bande d’éternels enfants qui sont les héros de South Park, et l’idée qu’ils sont quand même plus mûrs que les adultes ! Cartman est un immonde salopard, c’est même ce qui fait sa force. Kenny et Butters sont systématiquement victimes de leur innocence. Stan est un harmonieux mélange de bonne volonté et d’inconséquence et quant à Kyle, qui représente généralement la voix de la raison, c’est le moins drôle par définition ! Une pensée émue pour nos deux handicapés, entre lesquels Cartman organise volontiers des « combats d’infirmes ». Il y a Timmy le tétraplégique, qui devient rock star rien qu’en criant son prénom, et Jimmy qui fait du stand-up en béquilles : « Si Dieu a un plan pour chacun de nous, je dois être le plan B ! » Mais mon chouchou à moi c’est Servietsky (Towelie en v.o.) : une serviette bleue à bandes blanches, qui fume des sticks pour surmonter les épreuves de la vie. Un modèle ! Je soupçonne d’ailleurs Stone et Parker de l’avoir souvent imité, dans les affres de la création.
South Park, c’est avant tout une série fait par les américains pour les américains. En quoi nous renseigne-t-elle sur notre société française ?
Toute grande œuvre est universelle ! Au-delà de l’Amérique des années 2000, South Park nous parle de la nature et de la condition humaines. Qu’il s’agisse du port obligatoire de la ceinture de sécurité sur le siège des toilettes ou du racket de Butters par sa grand-mère, la morale de chaque histoire défie les catégories de l’espace et du temps, sans me vanter. Les écolos au volant de leurs voitures hybrides se la pètent au point de polluer dangereusement la planète, et quand tout le monde se met à dire « Merde ! », chacun finit par crever dans son propre vomi. Les engouements collectifs dans un sens puis dans l’autre, la stupide versatilité des foules, le non-conformisme comme conformisme inversé, la solitude des hommes de bien ou de simple bon sens… On retrouve tout dans South Park, Molière et Balzac, Jules Renard et Marcel Aymé, Philippe Muray et René Girard. Que demande le peuple ?
Pourquoi ne lancez-vous pas un South Park français ? Ne pensez-vous pas qu’un « suppositoire » South Park pour la scène médiatique française poserait beaucoup plus de problèmes en termes de censure qu’elle n’en pose aux Etats-Unis ?
La réponse est dans la question. Non seulement un Parc du Sud ne me paraît pas indispensable, mais il ne tiendrait pas trois épisodes ! Je vois d’ici l’avalanche de protestations, d’ « indignations », de procès en cortège et même de censures auxquelles un tel exercice se heurterait chez nous. Le mieux qu’on ait fait dans un genre approchant, c’est les Inconnus dans les eighties – quand les branchés préféraient les Nuls – et les Guignols des années Delépine et encore Gaccio. C’est triste à dire mais, en France, les humoristes touchent le fond plus souvent qu’ils ne l’abordent ! Regarde même Groland, qui devrait faire notre fierté : comparé à South Park, le rapport grossièreté-sens est inversé. Trop de gras, pas assez de viande ! J’en appelle à l’étron chantant qui m’a ouvert les portes du Park : Mr. Hankey, reviens, ils sont devenus vulgaires !
Finalement, à exister depuis déjà 16 ans, la série est devenue une institution humoristique. Peut-elle encore prétendre déranger, choquer quand elle est solidement ancrée dans le paysage audiovisuel mondial depuis si longtemps ?
C’est vrai que les dernières saisons m’ont un peu déçu, mais comme le concerto n°4 de Mozart après le 3, et en attendant le 5. Je resterai un inconditionnel de la série tant que je n’aurai pas trouvé mieux ailleurs. Plus pertinent dans l’impertinence, plus « dérangeant » comme diraient les glands, bref le truc qui viendrait à son tour coller une barbe à South Park. Mais la mienne a beau pousser, je ne vois rien venir. Il faut dire que Matt et Trey ont mis la barre assez haut. Pas facile d’être les bouffons d’un monde décapité qui trouve encore moyen de se mettre cul par-dessus tête ! South Park est un hymne à la liberté, la vraie, celle qui implique la responsabilité et donc éventuellement la culpabilité, qui dans ma religion s’appelle « péché ». A part ça, il n’y a pas grand chose de sérieux en ce bas-monde, m’voyez !