« Opération Némésis » : en 1920, de jeunes Arméniens entreprennent d’éliminer un à un leurs bourreaux en chefs…
« La Vengeance des Arméniens ». Sous ce titre de polar, le documentariste Bernard George racontait, l’autre mardi sur France 3, une histoire aussi extraordinaire que méconnue : l’« opération Némésis. » Entre 1920 et 1922, une organisation clandestine arménienne a exécuté méthodiquement les huit principaux responsables du génocide, réfugiés à travers toute l’Europe.
L’auteur s’attache en particulier à l’assassinat de Talaat Pacha, ancien ministre de l’Intérieur turc et grand ordonnateur des massacres, abattu en pleine rue à Berlin par le jeune Soghomon Tehlirian. Son procès va être le théâtre d’un spectaculaire rebondissement. L’assassin plaide le coup de folie passager, se pose en victime, raconte le massacre de sa propre famille et, à force de preuves et de témoignages, conduit le tribunal à s’interroger sur les crimes de l’ex-grand vizir.
Résultat de ce retournement : après deux jours d’audience seulement, Tehlirian est acquitté sous les applaudissements ! Par cette décision, la jeune République de Weimar entend aussi marquer sa différence avec le Reich de Guillaume II, complice au moins passif des exactions commises par les Turcs, dont il était l’allié.
Quant à notre fragile étudiant en mécanique, il fait en réalité partie du commando chargé de cette opération Némésis (« vengeance », pour les non-hellénophones) : exécuter les sentences de mort prononcées en 1919, mais par contumace, par la cour martiale de Constantinople. Contrat rempli, si l’on ose dire : ils seront huit anciens hauts responsables Jeunes-Turcs à être ainsi « logés », suivis et éliminés, de Berlin à Rome en passant par Tbilissi et … Constantinople.
Sorte de James Bond arménien, Tehlirian est un agent entraîné au combat, qui a déjà plusieurs « missions » à son actif. Sauf que cette fois-ci, on lui donne deux ordres : dézinguer le grand ordonnateur des massacres, et se laisser arrêter ! En effet, son procès fait partie du plan, afin de propulser le génocide arménien au centre de l’actualité.
Un plan minutieusement préparé depuis 1918, de la levée des fonds dans la diaspora arménienne au recrutement du commando et au procès de Tehlirian lui-même : n’a-t-il pas été choisi, entre autres qualités, parce qu’il était protestant – détail susceptible d’influencer favorablement le jury berlinois ?
L’opération Vengeance est un plein succès : des exécutions sans bavures, le principal tueur acquitté, et une cause dont on n’a pas fini de parler… Présent au procès, un jeune juriste polonais, Raphaël Lemkin, s’indigne : « On juge un homme qui en a tué un autre, mais on avait laissé en liberté un homme qui en avait tué un million ! » C’est à la suite de cette expérience qu’il forgera le mot de « génocide », utilisé par la suite au procès de Nüremberg.
En conclusion, le documentaire retrace les grandes étapes de la radicalisation des Jeunes-Turcs – depuis leur prise du pouvoir en 1908, saluée par Jaurès en personne, jusqu’à la déportation des Arméniens « pour des raisons de sécurité » en 1914 et leur extermination dès l’année suivante. En quinze mois, ce sont 1,2 millions d’hommes, de femmes et d’enfants, soit les deux tiers des Arméniens de l’empire, qui seront ainsi systématiquement massacrés.
Quant à cette extraordinaire opération commando, on s’étonne qu’en quatre-vingt dix ans le cinéma ne s’en soit jamais emparé. Complot, vengeance, assassinats ciblés et procès à rebondissements, le tout sur fond de génocide méconnu : il y a là matière à un thriller politique passionnant – et vrai, ce qui ne gâte rien.
Une fois de temps en temps, ça changerait des pignolades sanguinolentes à la Tarantino, comme ce grotesque Inglorious Basterds où Brad Pitt assassine Hitler et son état-major dans un ciné parisien…
[Publié dans Valeurs Actuelles]