Plutôt que de prétendre arbitrer le débat intellectuel, Emmanuel Todd suggère à Valls de gouverner…
Avec son dernier essai Qui est Charlie ? (Seuil), l’incontrôlable Emmanuel Todd peut se vanter d’avoir donné un fameux coup de pied dans la fourmilière de la gauche pensante – dont il se revendique par ailleurs. Ingérable, on vous dit !
Il faut dire aussi qu’il a été puissamment aidé, dans cette tâche, par Matignon. Le premier ministre en personne s’est fendu d’une tribune dans Le Monde pour traiter Todd, entre autres amabilités, de « décliniste » et de « cynique » faisant, comme il se doit, « le jeu des populismes et des extrêmes ».
Jeudi dernier, le quotidien du couchant consacrait même à l’événement cinq colonnes à la une et trois pleines pages, dont le coup de colère des « nègres » de Valls.
Le lendemain, Emmanuel Todd est l’invité de Jean-Jacques Bourdin sur BFMTV pour répondre à ce coup bas venu de haut. Dans leur échange, chacun se montre à la hauteur de sa réputation. Bourdin, journaliste scoopier comme il est des chiens truffiers, ne lâche jamais son invité avant d’avoir flairé et déniché le scoop qu’il cherchait. Ça ne marche pas toujours, mais Todd est quand même un meilleur client que, disons, Xavier Bertrand.
Imprévisible comme toujours, Emmanuel ! Ce matin il est venu presque coiffé, avec des lunettes et des chiffres, ce qui ne laisse pas d’inquiéter Jean-Jacques ; pour chauffer son client, il va donc falloir d’abord lui parler un peu du fond. Mais la maison Bourdin ne recule devant aucun sacrifice…
Sur le fond, justement, Todd s’était fait remarquer il y a déjà quarante ans avec La Chute finale (1976). Il y annonçait avant tout le monde – et sur des bases un peu plus sérieuses que Mme Carrère d’Encausse deux ans plus tard – l’effondrement de l’Empire soviétique. Le revers de ces analyses visionnaires, c’est une certaine inadaptation au réel qui, parfois, conduit l’ami Todd à se contredire : non à Maastricht, puis oui à la Constitution européenne, puis re-zut à l’euro. Il faut suivre…
Ce matin, en tout cas, Emmanuel aurait bien aimé développer sereinement sa thèse à lui, dans toute sa complexité. L’ « esprit du 11-janvier », commence-t-il d’expliquer, n’est pas ce qu’il croit être, et les manifestants se sont trompés d’erreur, y compris sur eux-mêmes…
Au bout d’un moment, son hôte se voit contraint de le rappeler au règlement. Ce qu’il veut, lui, c’est du scoop et si possible « du sang », comme dans les rixes de cours de récré. Alors, à coups de citations assassines de Manuel, il va titiller Emmanuel, qui ne se fait pas prier pour répondre. Notre chercheur cherche aussi la bagarre !
« Le premier ministre vous accuse d’imposture intellectuelle, attaque Bourdin ; à se yeux, le 11-janvier ne fut qu’un « cri lancé, dans la dignité, pour la tolérance et la laïcité ». Que répondez-vous à cela ? »
« D’abord, dit Todd, le premier ministre ferait mieux de gouverner ! Quand on est à 10 % de chômage, on ne perd pas son temps à faire faire des notes sur des livres (…) Soit Manuel Valls n’a pas lu le mien, soit il est vraiment bête ! Les deux ne s’excluent pas, d’ailleurs ! »
« Bête », Valls ? Quelle coïncidence ! Il y a deux mois à peine, Michel Onfray le traitait déjà de « crétin »… Il faut dire que notre premier ministre s’est autoproclamé arbitre de la vie intellectuelle française ! Avant Todd et Onfray, il avait déjà « mis à l’index » Zemmour et Houellebecq…
« Selon le premier Ministre, reprend d’ailleurs Bourdin à l’adresse de Todd, « vos thèses participent du cynisme ambiant, de la part d’intellectuels qui ne croient plus en la France »…
« Pour moi, réplique Todd, l’optimisme de Manuel Valls, c’est l’optimisme du maréchal Pétain ! » L’intervieweur-star jubile : il tient enfin sa « petite phrase »… Quant à moi, ce n’est pas de ma faute si on m’a confié la chronique télé.
[Publié dans Valeurs Actuelles]