Vu sur Arte, un sidérant documentaire de Boris Rabin intitulé La Fabrique du surhomme soviétique (2009).
On croyait les délires eugénistes réservés au régime nazi ; eh bien, ils eurent leur pendant lénino-stalinien ! Une similitude qui ne surprendra que les distraits auxquels auraient échappé les travaux d’Hannah Arendt sur Les Origines du totalitarisme et sa vraie nature.
Sur le papier, la logique de l’eugénisme socialiste est imparable : dans le monde nouveau à construire, plus de place pour l’homme ancien ! La métamorphose révolutionnaire du pays passe par la création d’un Homme nouveau qui aurait, littéralement, le communisme dans le sang. C’est la mise en œuvre de cet intéressant programme que l’on découvre ici : tout au long des années 20 et 30, le régime bolchevik va encourager et subventionner toutes sortes d’expérimentations visant à « améliorer les caractéristiques héréditaires de la population ».
Ainsi l’honorable Pr Alexandre Bogdanov s’emploie-t-il à mettre en œuvre son projet de « régénération de l’homme » à coups de transfusions sanguines systématiques entre jeunes et vieux, malades et bien-portants. Le principe, il l’avait exposé dès 1908 dans… un roman de science-fiction engagée, l’Etoile rouge. L’action se déroule sur la planète Mars, où le communisme scientifique a déjà triomphé : les petits hommes rouges, unis par une fraternité sanguine et idéologique, y vivent éternellement jeunes et en bonne santé. Hélas, ça se passe un peu moins bien sur Terre, où les expériences in vivo commencent dans les années 20 : l’incompatibilité rhésus, alors inconnue de la science, fait des ravages et Bogdanov lui-même mourra des suites de sa douzième transfusion ; pire encore : l’année suivant, ses travaux sont déclarés « antisoviétiques » à titre posthume.
Heureusement il y a son collègue Illia Ivanov, qui planche de son côté sur un audacieux programme d’hybridation homme-singe. Le régime, qui envisage déjà d’affecter ces sous-hommes aux tâches les plus pénibles, finance son expédition en Afrique. Mais une fois encore, les obstacles s’accumulent sur la voie de la Science socialiste : les chimpanzés, malins comme des singes, s’avèrent plus difficiles que prévu à capturer; quant aux femmes indigènes, dépourvues de toute conscience de classe, elles refusent obstinément d’être fécondées par du sperme de primate. Qu’à cela ne tienne : Ivanov tente alors l’inverse ! Malheureusement Babette et Sylvette, les deux femelles chimpanzés convenablement inséminées, ne survivent pas à la croisière de retour… Et quand notre savant fou parvient enfin à recruter des citoyennes soviétiques volontaires, appâtées par des salaires de cadre sup’, ce sont leurs partenaires simiesques qui tombent comme des mouches : ils ne supportent décidément pas le climat. Sans compter que la « Roue rouge » continue de tourner : le camarade Ivanov à son tour est arrêté par la Guépéou sous l’accusation infamante mais très tendance, de « complot en vue de restaurer le capitalisme ».
Reste le Pr Alexandre Serebrovsky et son idée, originale, d’une Banque du sperme réservée aux grands héros de la Révolution. Leurs dépôts devraient, en bonne logique, permettre d’enfanter des milliers de nouveau-nés porteurs de leurs glorieux gènes. Mais avant même d’avoir ouvert son premier guichet, Serebrovsky lui aussi est mis à l’écart. La roue tourne de plus en plus vite, et voici venu le temps des grandes purges staliniennes –difficilement compatibles avec l’eugénisme révolutionnaire, comme l’explique non sans malice le philosophe Mikhaïl Rykline : « Une banque du sperme, pourquoi pas, mais qui seront les donneurs ? Supposons que l’on conserve la semence d’un dirigeant, et qu’il s’avère soudain être un « ennemi du peuple » : que faire de son sperme ?? Comment gérer une telle banque, s’il faut en renouveler les stocks tous les trois mois ? A terme, Staline serait resté le seul donneur… »
De toute façon, quand on est déjà le Petit père des peuples, à quoi bon ces paternités multiples –où il se trouverait bien un Brutus pour le poignarder ? Avec son fameux bon sens terrien, Staline (« L’homme d’acier ») a déjà tranché : pourquoi s’embarrasser de science, quand une bonne technique de gouvernement suffit ? La voie la plus rapide et la plus sûre vers l’Homo sovieticus tel qu’il entend c’est la Terreur, tout simplement. Cette manipulation-là n’engendre pas des Surhommes (il tient très bien le rôle tout seul), mais plus souvent des sous-hommes tremblants et honteux, qui n’ont d’autre choix que d’écraser ou d’être écrasé ; et encore : l’un n’empêche pas l’autre.
Ainsi le totalitarisme soviétique, à l’instar de son collègue nazi, aura-t-il tué des dizaines de millions d’hommes « anciens » sans jamais en enfanter de « nouveau », communiste ou blond-aryen. Mais cet échec-là n’est que provisoire… Depuis Hitler et Staline, en fait de génie génétique, notre science démocratique a fait de vertigineux progrès, du genre qu’ « on n’arrête pas ». Au-delà du redoutable maïs transgénique qui fait trembler José Bové, c’est à l’homme que nos modernes Dr Folamour ont désormais les moyens de s’en prendre. Déjà, ces temps-ci, à la buvette de l’Assemblée, on cause gaiement PMA, GPA et, en fin de soirée, euthanasie ; et dans les labos, on en est aux recherches sur les cellules-souches et au clonage.
Autant d’irrésistibles avancées qui à ce rythme, et si démocrate qu’on soit, pourraient bien nous faire regretter un jour les aventures de Babette & Sylvette au Pays des Soviets.
La version courte est publiée dans Valeurs Actuelles, le 13 décembre 2012