Vous je ne sais pas, mais moi ça fait une petite vingtaine d’années que je suis de plus en plus près le parcours intellectuel de Régis Debray. En gros, depuis qu’il a renoncé à se faire le héros d’une révolution introuvable, puis le héraut de notre gauche en peau de Skaï, pour penser tout seul, librement.
Et c’est qu’il y a pris goût, l’affranchi ! Qu’il s’agisse de la démocratie, de Dieu ou des médias, chaque livre nouveau est pour lui l’occasion d’approfondir sa réflexion sur le monde contemporain, non sans bousculer joyeusement lesa priori les mieux établis.
Ainsi était-il, l’autre lundi, l’invité de Ce soir ou jamais ! pour parler de son petit dernier, intitulé non sans provocation Éloge des frontières. Debray y prend pour cible l’aveuglement intellectuel des élites françaises, qui n’en finissent pas de prêcher le “sans-frontiérisme” alors même que c’est l’inverse qui se produit : « Après l’ivresse du virtuel, le réel revient en boomerang », explique-t-il ; partout naissent ou renaissent des frontières, et il n’y a pas lieu de s’en alarmer, bien au contraire.
Face à la globalisation en uniforme gris, qui ne peut déboucher que sur la loi du plus fort, la frontière c’est la polychromie, la différence, la vie ! D’ailleurs, « quand il n’y a pas de frontières définies d’un commun accord, elles sont remplacées par des murs, unilatéraux et infranchissables ».
La frontière comme seul rempart contre le mur ! Joli paradoxe, que l’auteur défendra ce soir-là à coups de formule dont je vous livre un double échantillon : « Il faut être chez soi pour pouvoir accueillir l’autre » ; symétriquement : « L’autre n’est pas moi, et je ne suis pas chez moi chez lui. »
Un exemple au hasard ? L’échec patent des États-Unis en Afghanistan : « Dans la vallée du Panshir, on pense en termes de générations, alors que le GI regarde sa montre ! C’est pourquoi il a déjà perdu cette guerre…»
Mais Debray a-t-il besoin de se défendre ? Pas sur ce plateau, en tout cas. Même Rony Brauman, de Médecins sans frontières, malignement invité par Taddeï, ne conteste pas cette analyse ; c’est pas moi, insiste-t- il, c’est mon prédécesseur Kouchner qui confondait politique et humanitaire…
Seul Antoine Veil, le mari de Simone, exprimera un doute : trouvant la France désormais trop petite et l’Europe déjà trop grande, il aspire à un improbable « ensemble franco-allemand ».
Réponse ironiquement polie de Debray : « Quelle que soit la structure que vous envisagiez, il lui faudra bien des frontières… »
Bref, un grand moment de liberté d’esprit, et d’esprit tout court. Quel chemin parcouru depuisRévolution dans la Révolution (Maspero, 1967) ! La thèse de ce pensum, écrit à La Havane et officiellement revu et corrigé par le Líder Máximo, ne laissait guère de place à l’humour : la Révolution, la vraie, serait castriste ou ne serait pas ! Mais somme toute, dès cette époque, Régis avait raison.
Publié dans Valeurs Actuelles, le 16.12.2010