En 1962 des paléontologues ont découvert, dans la grotte de l’Araguina, à l’entrée de Bonifacio, le squelette parfaitement conservé de celle que l’on nomma alors « la dame de Bonifacio ». Elle vivait là vers 6500 ans av. JC, mesurait 1m55 — taille moyenne de l’époque —, et souffrait apparemment de la maladie de Scheuermann, une dystrophie rachidienne provoquant une cyphose dorsale qui a sans doute handicapé très sérieusement cette jeune femme du Néolithique. Elle était donc à la charge de son groupe, qui l’a nourrie avec soin : la fouille de la grotte a permis d’identifier exactement le bol alimentaire de ses habitants, poissons et coquillages, mouton, chèvre et Lagomys prolagus Corsicanus, un rongeur si bien rongé qu’il a disparu complètement au XVIIIe siècle — sans compter des fruits et des baies sauvages.
Le squelette (qui a été entreposé depuis au musée de l’Alta Rocca, dans ce village de Levie où s’est installé le premier Brighelli qui a foulé le sol de l’île vers 1875) était recouvert d’une poussière ocre qui la recouvrait entièrement — sauf les pieds. Il s’agissait, assurent les spécialistes, d’une représentation du fluide vital chargé d’assurer la vie dans l’au-delà ; on exemptait les pieds afin que le défunt ne vienne pas importuner les vivants dans les siècles des siècles.
Ces très lointains ancêtres des Corses actuels (et probablement aussi des Sardes, n’en déplaise à mes compatriotes qui les méprisent) avaient des rites funéraires élaborés.
Ils n’avaient pas peur du coronavirus, eux…
Un ex-ami très cher, Jean-Michel R***, qui était médecin généraliste rue Briffaut à Marseille, est décédé il y a trois jours de la conjonction fatale d’un cancer du poumon et du Covid-19. Nous jouions ensemble au handball dans les années 60-70, il était l’exubérance même. Je nous revois attablés au Taxi-Bar (devenu depuis la Boîte à sardines, dont j’espère qu’elle survivra au confinement décrété par les ennemis de la gastronomie), avalant l’un derrière l’autre, en guise de troisième mi-temps, des formidables de bière diligemment apportés par une serveuse qui s’appelait Stella. L’ami avec lequel j’en parlais hier soir m’a appris — j’ai quitté Marseille longtemps, j’ai perdu de vue tant de gens — qu’une autre vedette du hand marseillais, Dominique Tichadou, était mort du même cancer il y a deux ans : il était avec nous au lycée Saint-Charles, dans la même classe, je crois, que Didier Raoult, célèbre alors pour ses frasques. Lui au moins est parti entouré de l’affection des siens, de ses malades — il était médecin lui aussi — et de ses amis.
Jean-Michel n’aura droit qu’à des funérailles escamotées. Le coronavirus nous a fait oublier notre plus ancienne marque d’humanité, le rite funéraire. Parce que c’est par l’irruption des rites, il y a plus de 100 000 ans, que nous sommes entrés dans le véritable anthropocène. Mais sous prétexte de contamination possible, tout se fait désormais à huis clos, la famille est tenue au loin, on enterre ou l’on incinère à la va-vite le défunt, en silence, avec une hâte suspecte et honteuse. Afin qu’il ne vienne pas hanter notre quotidien. Back to the trees !
Les fantômes hanteront longtemps vos rêves, parce qu’un absent auquel on n’a pas rendu les devoirs indispensables revient nécessairement réclamer sa part aux vivants. Le malheureux Elpénor, emporté par une vague, demande à Ulysse, descendu aux Enfers, l’offrande d’un rite. Antigone prend un risque mortel pour enterrer symboliquement au moins son frère Polynice. Et nous, avec la bénédiction des autorités, nous nous débarrassons en catimini des cadavres de ceux que nous avons côtoyés, et parfois aimés. Vous vous pensiez civilisés, vous êtes en dessous de l’homme des cavernes.
Dans les premiers temps du SIDA, quand Jean-Marie Le Pen parlait de construire des « sidatoriums » — un mot aux échos emblématiques — dans des zones reculées de la Franc profonde,on avait, par peur d’une contamination génératrice d’angoisses et de comportements aberrants, construit aux Etats-Unis, dans certaines écoles, des cages de verre pour les enfants sidéens, qui assistaient aux cours à travers une paroi transparente. Un bon moyen de les livrer comme des bêtes de foire à la curiosité morbide et pas forcément amicale de leurs camarades.
Je ne sais si vous avez vu cet remarquable film de Joseph Losey intitulé le Garçon aux cheveux verts (1948), où un gosse se réveille un beau matin avec une admirable chevelure d’un beau vert émeraude, qui fait de lui l’objet d’une discrimination répugnante. Losey en tirait une parabole sur le racisme. Qu’aurait-il pensé de nos psychoses contemporaines ?
Le coronavirus fait remonter la sainte trouille immémorielle. Plus de contacts, ni avec les vivants, ni avec les morts. Nous étions la « bête politique », disait Aristote ? Terminé : nous sommes la bête terrorisée, qui rêve d’être un lapin pour se dissimuler au plus profond de son terrier. J’ai d’autant plus d’admiration pour les personnels soignants qui s’efforcent de maintenir un peu de présence et de chaleur humaines autour des damnés du Covid, pendant que le reste de la population perd son humanité.
Je souhaite sincèrement à tous les citoyens planqués derrière leurs masques, leurs « gestes barrière » et autres inventions des scientifiques déshumanisés qui nous gouvernent, d’être hantés longtemps par tous ces morts auxquels ils auront refusé un dernier hommage, et même un dernier regard. Je leur souhaite d’être, toute leur vie, tirés par les pieds par les spectres de ceux qu’ils auront assassinés deux fois — par imprévoyance d’abord, et sous prétexte ensuite. Quand on en est à traiter les morts comme des objets encombrants, c’est que le mépris des vivants s’est déjà installé.
Jean-Paul Brighelli
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