Les « raisons » pour lesquelles un certain nombre d’enseignants se font actuellement porter pâles, ou ne reprennent le chemin de l’école qu’à tout petits pas, en marche arrière, ou imposent via les Conseils d’administration des règles de « distanciation sociale » si contraignantes qu’elles rendent impossible tout travail réel, ces raisons sont nombreuses, et je m’en voudrais de les confondre.
Bien sûr, il y a la part incompressible de paresseux et de trouillards, voire de trouillards paresseux. Entre les enseignants qui se sont inventé des arythmies cardiaques de dernière minute, et ceux qui contestent les masques fournis par l’administration sous prétexte que l’on peut éteindre une bougie en soufflant à travers — un jeu de scène apparemment très fréquent dans leurs classes —, cela fait près de 50% d’un corps professoral peu motivé.
S’ajoutent à cette catégorie de traîne-savates ceux qui ont le sentiment, dans la débâcle de l’Ecole de la République, qu’ils ne doivent rien à un système qui a ignoré leur travail, parfois leur calvaire, et qui s’est ingénié à descendre le niveau pendant qu’ils ramaient à contre-courant.
Palombella Rossa (non, ce n’est pas son vrai nom !) est de ceux-là. Avec quarante ans de carrière derrière elle, elle m’explique :
« La seule Éducation Nationale à qui je doive quelque chose, et même énormément, ce sont les maîtres qui m’ont formée, instituteurs et professeurs. Pour le reste, je considère que je ne dois RIEN à cette institution marâtre, et surtout pas de mettre ma vie en danger pour elle : j’ai passé l’agrégation de Lettres classiques en 76, l’année où il y avait le moins de postes [en 1975 non plus, il n’y en avait pas beaucoup, mais une foule de candidats, NDR]. J’ai obtenu une affectation de merde dans un putain de trou perdu d’où j’ai mis 21 ans à sortir. On m’a supprimé ma section de grec, qui marchait très bien (j’ai appris depuis que j’étais localement devenue une légende parce que pour cette raison-là j’avais refusé de serrer la main du recteur). J’ai cartonné un IPR pédago qui abusait de ses pouvoirs, ce qui m’a valu un avancement d’escargot. Je me suis usée à organiser des voyages à Rome pour des gamins dont certains n’étaient jamais sortis de leur bled, et ce sans aucun soutien. J’ai animé un club théâtre bénévolement pendant 15 ans, j’ai enseigné les techs de co en BTS et le cinéma en option CAV, tout ça en me formant moi-même. C’est dire si j’ai été « souple » et accepté de « m’adapter ». Bref et sans me vanter je peux dire que j’ai été un excellent professeur.
« Ces 21 ans dans l’ouest vendéen, où je me suis sentie en prison (2 mois de confinement, à côté c’est du gâteau) m’ont valu une dépression, un divorce, la perte de la garde de mon fils, une TS. Ce que j’ai finalement réussi, être nommée en CPGE, je l’ai conquis toute seule et à la force du poignet.
« Si j’enseignais encore, j’aurais, comme vous, fait le job en télétravail. Mais je ne serais pas allée courir le moindre risque et mettre la santé ( et celle de ma mère, 92 ans aux prunes) en jeu pour les beaux yeux de l’Éducation nationale. Quant aux élèves (même si les miens étaient nettement plus agréables que les vôtres…), le fait d’être retraitée m’a appris la modestie : personne n’est indispensable, — hélas sans doute, mais c’est ainsi.
« Si l’on ajoute à cela une réforme des retraites qui va ruiner les enseignants, convenez que le bilan est désastreux. Alors oui, c’est peut-être de la vengeance, mais vraiment, vraiment, je ne peux envisager d’inciter qui que ce soit à reprendre.
« Bref, ma position, qui n’a rien de syndical et tout de personnel, est parfaitement tenable. Ça s’appelle la réponse du berger à la bergère…
« J’ajouterais volontiers qu’en tant que professeur de Lettres classiques, j’ai vu d’année en année malmener les langues anciennes que j’étais formée pour enseigner. Quant au français, n’en parlons pas, ce fut un carnage organisé par un quarteron d’inspecteurs nuisibles. Comment ne pas en vouloir à une institution dont le but semble de renoncer à transmettre des contenus ? En 23 ans de lycée, quelle dégringolade ! »
J’entends ce que me dit ma collègue, et je pourrais presque le contresigner, moi qui n’ai cessé de me battre contre les Meirieu, Goigoux, Weinland, Zakhartchouk, Frackowiak, Lelièvre, et autres fossoyeurs de la culture — à ceci près que…
Il est un ordre supérieur à la Raison, qui est l’ordre de la Charité : faut-il que ce soit un laïque intransigeant comme moi qui le rappelle ? De la même façon que Vincent de Paul embrassait les lépreux dont il s’occupait, de la même manière que le chevalier Roze, au nom du roi, s’est occupé des Marseillais en 1720, quand on jetait les cadavres par les fenêtres, ou que Desgenettes, médecin de l’armée napoléonienne, a combattu la peste à Jaffa en 1798, au mépris de sa vie, nous devons, en tant qu’enseignants, embrasser la cause des plus déshérités. Alors même que le combat est presque perdu d’avance, et que les cafards ont gagné. « C’est bien plus beau lorsque c’est inutile »…
C’est pour eux que nous nous battons d’abord, pour eux que nous revenons en classe. Pour eux que telle collègue avait différé la chirurgie de son cancer du sein, afin de se faire opérer pendant les vacances et ne pas léser ses élèves d’une seule journée de cours. C’est pour eux que nous avons consenti, Palombella et moi, à être consignés au 11ème échelon pendant 12 ans, mesure de rétorsion administrative pour nous faire payer notre engagement en faveur d’une Ecole qui amènerait chacun au plus haut de ses capacités.
Et non, nous ne sommes pas des héros. Nous avions juste la foi en notre métier.
J’irai plus loin. Nous devons nous battre même pour les élèves qui nous rejettent — parce que nous leur pardonnons, car ils ne savent ce qu’ils font. Au sortir de l’Ecole Normale Supérieure et de l’agrégation, j’ai enseigné 17 ans en collège rural puis dans la mère de toutes les ZEP, aux Ulis puis à Corbeil-Essonnes, quartier des Tarterêts, Parce que là étaient les vraies terres de mission. C’est pour eux que j’ai travaillé à des manuels scolaires qui déversaient des montagnes de culture — jusqu’à ce que je m’aperçoive que les enseignants nouvellement recrutés par le Système étaient incapables d’utiliser autre chose que les cours pré-mâchés qu’on leur fournissait.
Voilà le sens réel de ce métier. Ce n’est pas sur une injonction ministérielle — j’ai passé ma vie à les combattre, ces ordres tombés du ciel de Grenelle, pendant que ceux qui m’insultent aujourd’hui et me crachent au visage filaient tout doux — que nous devons reprendre le travail. Mais parce que les élèves, les plus faibles particulièrement, ont désespérément besoin de nous. Et qu’il n’y a aucun argument, pour rationnel qu’il soit, à mettre en balance avec ce devoir-là.
Jean-Paul Brighelli
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