De 1995 à 1997, le ministère de l’Education mit Aragon au programme des Terminales Littéraires — en même temps que Chrétien de Troyes, Calderon et Maupassant. Je travaillais à l’époque pour les éditions Vuibert, qui me demandèrent de monter une équipe pour rédiger quelque chose de cohérent sur ce programme copieux.
Et c’est ainsi que je fus contraint — quoique moi-même je m’intéressasse prioritairement à Maupassant et à sa Partie de campagne, je fus amené à écrire aussi la partie sur Aragon — à jeter un œil, et un peu plus, sur ce recueil paraît-il poétique intitulé les Yeux d’Elsa.
J’avoue que j’avais peu pratiqué l’Aragon post-surréaliste. Le fils de haut flic (son père avait été préfet de police, et a fait probablement adopter au nouveau-né le patronyme d’Aragon parce que c’était celui d’un commissaire de police sous ses ordres) ne m’a jamais intéressé que jusqu’en 1928, dans sa période surréaliste. D’Anicet ou le panorama (1921) au Paysan de Paris (1926) en passant par le Mouvement perpétuel (1926), Aragon étale avec une splendide désinvolture les dons nombreux dont il avait été gratifié. Il était alors avec Breton, Eluard et Soupault le quatrième pilier du Surréalisme.
Nancy Cunard, une femme vraiment libérée qui en a fait son amant, l’emmène avec elle sous des horizons variés. Sa rupture laisse Aragon désemparé, pauvre chéri — et la publication à la même époque du Con d’Irène (1927) nous fait saisir ce que la belle Anglaise reprochait au poète : c’est le roman érotique niais d’un petit-bourgeois touche-pipi, à mille lieues des chefs d’œuvre que produisait Pierre Mac Orlan, sous divers pseudonymes, à la même époque. Et Nancy Cunard, qui avait couché avec tout ce que le Paris des Années folles comptait de grandes pointures intellectuelles, ne pouvait se satisfaire de ce beau gosse bien habillé mais éjaculateur précoce. C’est l’époque où elle fréquente un musicien de jazz noir, Henry Crowder, mieux à même de satisfaire ses béances intellectuelles — et grâce auquel elle publiera la première anthologie de textes écrits par des Noirs. Aragon a senti qu’il ne faisait pas le poids, et a tenté de se suicider. Par malheur, il n’y est pas arrivé.
Dès 1927, il avait fait une première tentative en adhérant au Parti communiste. Même si le Traité du style (1928), en protestant contre l’exécution de Sacco et Vanzetti, pouvait encore passer pour une provocation, déjà y affleurait le conformisme idéologique le plus abscons.
Alors, en septembre 1928, entre en scène la mimésis de celui qui aurait pu être un honorable poète du second rang — Elsa Triolet.
Elle n’a pour lui que des sentiments fort vagues. L’amour de sa vie, c’est Maïakovski (un immense poète, lui), qui par malheur lui a préféré sa sœur, Lili Brik. Aragon sera la poire de compensation d’angoisse de notre Russe déconfite. Le suicide de Maïakovski, en rendant impossible pour Elsa la conquête de l’homme aimé, l’enracine dans la vie d’Aragon, qui connaît alors, tout à son engagement pour le PC, une période d’une stérilité remarquable. « Tu étais un riche qui a lui-même mis ses biens sous séquestre », lui dit Elsa. Bien vu. Lui-même adoptant par anticipation la phraséologie orwellienne qui vous fait dire le contraire de ce qui est, écrira plus tard : « Ma vie en vérité commence / Le jour où je t’ai rencontrée / Toi dont les bras ont su barrer / Sa route à ma démence » (le Roman inachevé, 1956). Comprenez bien que, comme diraient les Surréalistes qui se sont vraiment fâchés de cette défection répugnante, c’est un cadavre qui parle.
Aragon est donc déjà mort lorsqu’il part avec Elsa en URSS — pendant un an, le temps de se rendre compte que Staline est un héros. Jetez donc un œil sur Persécuté persécuteur (1931) ou Hourra l’Oural (1934). « Vive le Guépéou » vous donnera une idée de ce que l’on prétend être de la poésie quand on s’est soumis à une idéologie :
« Je chante le Guépéou qui se forme
En France à l’heure qu’il est
Je chante le Guépéou nécessaire de France
Je chante les Guépéous de nulle part et de partout
Je demande un Guépéou pour préparer la fin d’un monde
Demandez un Guépéou pour préparer la fin d’un monde
Pour défendre ceux qui sont trahis
Pour défendre ceux qui sont toujours trahis
Demandez un Guépéou vous qu’on plie et vous qu’on tue
Demandez un Guépéou
Il vous faut un Guépéou
Vive le Guépéou figure dialectique de l’héroïsme »
Jamais conformisme plus plat n’a prétendu être de la littérature. On ne lui en veut pas, rappelez-vous, il est mort. Le problème, c’est que ses camarades ne s’en sont pas aperçus, étant eux-mêmes décédés dès leur adhésion au Parti : le PC, comme autrefois les Jésuites, exigeait de vous « l’obéissance du cadavre ».
Et pour bien marquer le fait qu’il est désormais défunt, Aragon épouse Elsa, en 1939, dans la plus parfaite tradition bourgeoise.
Arrive la guerre. Les vrais poètes posent la plume et se battent (René Char) ou partent sous des cieux moins hostiles à la littérature (Breton aux Etats-Unis, Benjamin Péret au Mexique). Aragon, lui, rameute ceux qui sont restés en France et coordonne ce monument de nullité poétique bien-pensante qu’est l’Honneur des poètes. Penser que tant de profs soumettent encore des gosses qui ne leur ont rien fait au « Liberté » d’Eluard, magnifique poème d’amour à la gloire de Nush, l’épouse du poète, transformé en cinq secondes en ramassis prêt-à-penser… Péret, en 1945, publiera le Déshonneur des poètes, dans lequel il explique ce que sont ces poésies de circonstance et d’école communale : « Pas un de ces ‘’poèmes’’ ne dépasse le niveau lyrique de la publicité pharmaceutique », écrit-il avec un certain sens de la mesure.
C’est que « poésie engagée » est un oxymore, je regrette d’avoir à le dire à des enseignants qui prétendent avoir fait des études de Lettres.
Aurélien, écrit pendant la guerre, est encensé par les amateurs de plagiat. Après une première phrase de qualité (« La première fois qu’Aurélien vit Bérénice, il la trouva franchement laide »), ce qui suit est effroyable de niaiserie : « Elle lui déplut, enfin. Il n’aima pas comment elle était habillée. Une étoffe qu’il n’aurait pas choisie. Il avait des idées sur les étoffes. Une étoffe qu’il avait vue sur plusieurs femmes. » Penser que des profs de Lettres donnent ces pauvretés en exemple d’incipit réussi me bouleverse. Hé, les mecs, relisez Flaubert ! Relisez Stendhal ! Relisez Laclos !
Suivent 635 pages (en Folio) qui sont, pour leur meilleure part, un odieux emprunt au Gilles de Drieu La Rochelle, un ami auquel Aragon ne sauvera pas la vie en 1945. Ainsi, il restait seul maître à bord, après la sortie de route de sa némésis de droite.
Comme ses anciens amis ne se firent pas faute de l’écrire, le fils de flic ne demandait qu’à ressurgir. Le Comité National des Ecrivains, créé en 1941, se débarrasse assez vite de tout ce qui n’était pas d’obédience tristement communiste (Mauriac ou Paulhan), et s’arroge le droit de distribuer les certificats de bons et loyaux services patriotiques — ce qui, de la part d’un parti qui avait scrupuleusement respecté le pacte germano-soviétique, ne manquait pas de sel ni de culot.
À la tête des Lettres françaises, Aragon épure donc la littérature, à l’époque même où Paulhan, qui n’avait vraiment rien à se reprocher côté Résistance, plaidait dans sa Lettre aux directeurs de la Résistance pour un « droit à l’aberration ». Sortent donc pour un temps de toute perspective éditoriale non seulement Céline, qui haïssait assez le monde pour n’en avoir rien à foutre, sinon des droits d’auteur perdus, mais Giono, Marcel Aymé (pour un temps) ou Montherlant. Aragon, qui en 1933 avait manœuvré pour que René Crevel soit viré du PC, ce qui amena le poète à se suicider deux ans plus tard (après avoir épinglé sur son veston son dernier poème, si je puis dire : « Prière de m’incinérer. Dégoût »), s’est retrouvé seul à la tête de la littérature française. Sans concurrence la vie est moins rude — heureusement qu’il y eut Sartre, Beauvoir et Camus pour relever le gant.
Et comme il faut bien mettre du beurre dans les épinards tout en flattant sa compagne, aussi nulle soit-elle, Aragon se débrouilla pour qu’un mauvais roman d’Elsa Triolet, le Premier accroc coûte deux cents francs, décroche le Prix Goncourt en 1944. Chapeau.
Les Yeux d’Elsa, donc, est paru en 1942. Je passe sur les pièces purement « engagées » (voir la « Plainte pour le Grand Descort de France ») qui sont à la poésie pure ce que mon cul est à la commode, et entrons dans le vif du sujet.
Aragon, dans sa grande tentative d’auto-flagellation, est capable, à force d’auto-suffisance et de discours péremptoires, de faire croire que les banalités les plus usées sont de la poésie. Aragon est celui qui pour dire qu’Elsa est blonde et qu’elle a les yeux bleus, écrit :
« Le ciel n’est jamais bleu comme il l’est sur les blés
Les vents chassent en vain les chagrins de l’azur
Tes yeux plus clairs que lui lorsqu’une larme y luit
Tes yeux rendent jaloux le ciel d’après la pluie
Le verre n’est jamais si bleu qu’à sa brisure »
Avec l’idée qu’un maniement adroit (il a toujours été un grand technicien) de l’alexandrin lui confèrera un statut égal à celui de Hugo — dont nous savons désormais quoi penser…
Aragon enfoncera la clou de la banalité dans les années qui suivent. Dans la Diane française (1944), il ne manque pas de répéter cinq fois « Il n’y a pas d’amour heureux » pour conclure : « Mais c’est notre amour à tous deux ». Ce serait Edith Piaf, il n’y aurait rien à dire. La Môme avait un merveilleux talent pour écrire et chanter des romances à faire pleurer Margot. L’Hymne à l’amour, dont elle a écrit le texte, est largement au niveau des poèmes d’Aragon — moins la prétention. Ecoutez donc :
« Le ciel bleu sur nous peut s’effondrer
Et la terre peut bien s’écrouler
Peu m’importe, si tu m’aimes
Je me fous du monde entier… »
Aragon continue cependant à aligner les pensums. Il avait commencé le cycle du « Monde réel » en 1934 avec les Cloches de Bâle, puis les Beaux quartiers, les Voyageurs de l’impériale, Aurélien, et enfin le pavé des pavé, les Communistes (1949-1951, réécrit en 1966-1967). Prolixité de la médiocrité. Elsa veillait à l’orthodoxie des textes. Aragon en finit par ne plus écrire que par référence à Elsa : ainsi Blanche ou l’oubli est une châsse pour Luna Park, écrit par la Triolet en 1959 — c’est le second tome de l’Âge de nylon.
J’ai rencontré Aragon une seule fois. C’était après la mort d’Elsa (1970), quand le monument national du Parti se décida à laisser parler son amour des garçons, que tout le monde soupçonnait dès les années 1920 — voir la façon dont Breton se cabre, dans la fameuse enquête des Surréalistes sur la sexualité, quand il est question de pédérastie (« J’accuse les pédérastes de proposer à la tolérance humaine un déficit mental et moral qui tend à s’ériger en système et à paralyser toutes les entreprises que je respecte » dit Breton — c’est page 33 du n°11 de la Révolution Surréaliste). Il y avait alors une pissotière derrière Notre-Dame, et passant dans la rue du Cloître Notre-Dame, je vis sortir de l’édicule un homme à grand chapeau, emmitouflé dans une cape noire. Il releva la tête, un lampadaire providentiel me montra alors la face légèrement couperosée et les mèches blanches, échappées du chapeau, du plus grand poète communiste du siècle — peu de chose, à la vérité.
Jean-Paul Brighelli
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