
Pasolini, Salò, 1975.
Les photos qui illustrent cette page sont toutes tirées de ce film, l’une des œuvres-limites qui paraissent parfois dans les arts comme des astres noirs dans un ciel enflammé. Je l’ai vu dans une salle qui n’existe plus, du moins tel qu’il était, la Pagode (rue de Babylone) et j’ai souvenir de ces homosexuels venus en couple ou en groupe pour Pasolini et quittant l’un après l’autre le cinéma, impossible de se confronter à ce que montrait le cinéaste. C’est bien sûr un film que notre modernité peureuse ne se risquera pas à revoir, ou seulement en catimini, le seul acquis réel depuis les années 1970 étant une épaisse couverture d’hypocrisie jetée sur les désirs — qui sont toujours là et toujours les mêmes, n’en déplaise aux féministes, aux wokes et aux imbéciles de toutes farines.
J’ai écrit en 2000, pour Larousse, une bio-analyse de Sade. J’emprunte ci-dessous l’un de ses chapitres, afin de préciser mon idée de ce que les imbéciles appellent « sado-masochisme » — et qui, de fait, n’existe pas.
Quant au « milieu » du BDSM, il est puéril. Les vrais masochistes n’y participent pas, sinon par dérision. Quant aux vrais sadiques, il est évident qu’ils n’en ont que faire.
On doit à Gilles Deleuze, dans une éblouissante Présentation de Sacher-Masoch sous-titrée « le Froid et le cruel » (1967), l’analyse définitive des relations (ou de l’absence de relation) entre sadisme et masochisme — qui génère, en regard, une biographie complémentaire de Sade qui vient s’inscrire dans les trous de son histoire.
Sade et Masoch sont, dit Deleuze, non seulement de grands cliniciens, en ce qu’ils ont rassemblé, et nommé, des symptômes jusqu’à eux épars, mais aussi de grands anthropologues et de grands artistes — capables d’imaginer un nouveau langage. Partant du principe qu’il est plus redoutable d’être touché que vu, et plus terrible d’être parlé que vu, Deleuze s’interroge sur la conjonction de la sexualité et de la violence dans le langage de Sade et de Masoch : « Comment rendre compte de cette violence qui parle d’érotisme ? » Se référant à Georges Bataille qui, dans L’Érotisme (1957), affirme que le langage de Sade est paradoxal « parce qu’il est essentiellement celui d’une victime », Deleuze dénie d’abord toute légitimité à la mise en rapport de la littérature de Sade avec le nazisme, avant de noter que seules les victimes peuvent décrire les tortures tandis que les bourreaux emploient nécessairement « le langage hypocrite de l’ordre et du pouvoir établis. »
Au langage du bourreau qui excuse, justifie et masque hypocritement la violence, s’oppose donc, chez Sade, la parole de celle et de celui qui refusent la tricherie, la parole de ceux qui auraient dû se taire et que Sade énonce pour les lecteurs. Non seulement Sade parle, mais de surcroît il raisonne. Il ne se contente pas d’une écriture pornographique (toujours réduite, rappelle Deleuze, « à quelques mots d’ordre — fais ceci, cela… — suivis de descriptions obscènes » où « violence et érotisme se rejoignent, mais d’une façon rudimentaire »), mais d’une écriture élaborée — philosophique. Car Sade ne raconte pas, ou ne fait pas que narrer, il démontre, dispose, entre deux scènes décrites : « la démonstration, comme fonction supérieure du langage », intervient au moment où l’on se repose pour établir une rigueur du pamphlet, mettre en scène une dispute argumentée entre bourreau et victime, ou énoncer une constitution. Mais dans le même temps, Sade démontre que la démonstration n’est qu’une feinte, ou une apparence, parce que le libertin, en empruntant la posture de celui qui persuade, voire qui éduque (dans La Philosophie dans le boudoir), n’a, dans les faits, aucune intention pédagogique.
Le libertin ne cherche pas à convaincre Justine, qui est tout entière dévouée à la Vertu. Mais les mêmes raisonnements continuent dans Juliette, où certes le libertin qui discourt ne cherche que les applaudissements — tant il est vrai, et Sade le démontre jusqu’à l’étourdissement, qu’il y a une volupté particulière à la parole, qui s’écoule aussi impétueusement que les flots de foutre qui l’ont précédée et la suivent, ordinairement. Mais cette volupté du dire ne vient-elle pas du fait que le mot lui aussi blesse ? Ce que montre ou démontre Sade, c’est donc que « le raisonnement est lui-même une violence, qu’il est du côté des violents, avec toute sa rigueur, toute sa sérénité, tout son calme. » La démonstration tourne à vide et se confond avec l’attitude de celui qui démontre et qui installe, par son discours comme par ses actes, sa toute-puissance. « À tous égards, poursuit Deleuze, l « instituteur » sadique s’oppose à l’ « éducateur » masochiste. » Ainsi, les violences infligées aux victimes sont les images parlantes d’une violence plus haute, celle du langage, et qui prend pour forme la démonstration : les bourreaux démontrent, seuls, et les victimes assistent à la manifestation discursive, au sein d’une froideur perverse.

« Il jeta sur elle le regard froid du vrai libertin », écrit Sade. Roger Vailland, dans une étude très superficielle du libertinage et de Laclos (le Regard froid, 1963), lit dans la phrase la distance inhérente à l’intellectualisation d’Éros. Deleuze, étudiant la fameuse « apathie » du libertin, « le sang-froid du pornologiste » en tant qu’il s’oppose « au déplorable « enthousiasme » du pornographe » — type Rétif —, note que « Sade, au moins, n’a pas montré le vice agréable ou riant : il l’a montré apathique. Et sans doute de cette apathie découle un plaisir intense ; mais à la limite, ce n’est plus le plaisir d’un Moi qui participe à la nature seconde (fût-ce un moi criminel participant à une nature criminelle), c’est au contraire le plaisir de nier la nature en moi et hors de moi, et de nier le Moi lui-même. » C’est là, dans cette « froideur », que Deleuze voit l’essentiel de la structure perverse qui fonde le sadisme.

Cette froideur permettrait-elle de définir enfin la perversion comme une absence aux autres ? Deleuze ne pense pas que la perversion puisse être définie par une simple absence d’intégration. Pour lui, Sade montre que nulle passion, l’ambition politique, l’avarice économique, etc., n’est étrangère à la « lubricité » : « non pas que celle-ci soit à leur principe, mais au contraire parce qu’elle surgit à la fin comme ce qui procède sur place à leur resexualisation. » Ainsi, les libertins de Sade aiment volontiers l’or, les honneurs, les charges honorifiques. C’est que le sadique, d’après Sade, joue volontiers au plus près du pouvoir. Il en est même peut-être la représentation. On sera donc en droit de se demander si, durant la Révolution, les « vrais » sadiques sont ceux qui opèrent en catimini, sous les arcades du Palais-Royal, ou plutôt ceux qui agissent au grand air de la guillotine. Le héros sadique devient ainsi celui qui se donne pour tâche de penser l’instinct de mort, comme négation pure, par la démonstration et par la multiplication de ses actions destructrices.
Alors, qu’en est-il en fin de compte du « sadomasochisme », si courant dans la conversation qu’il a fini, à l’époque actuelle, par se condenser en deux consonnes indissociables — S.M. ? « Le marquis, dit plaisamment Sollers, se retrouve marié malgré lui avec un médiocre écrivain du dix-neuvième siècle qu’il aurait, s’il avait pu le lire, profondément méprisé. » Appellation d’autant plus mensongère, explique Deleuze, qu’elle semble tomber sous le sens.
Jean-Paul Brighelli

JPB parle de Restif ou Rétif de la Bretonne dans ce billet. Sans trop d’éloge. Et aussi des sadiques révolutionnaires.
Dans les Nuits révolutionnaires de Restif il y a un passage remarquable ( les journalistes d’aujourd’hui diraient » glaçant « ) : on est pendant les massacres de septembre, et Restif est chez lui et n’arrive pas à dormir. Il entend des hommes réunis sous sa fenêtre et à leur discussion il comprend que ce sont des massacreurs.
» Quelques-uns de ces tueurs criaient : « Vive la Nation ! » Un d’entre eux, que j’aurais voulu voir, pour lire son âme hideuse sur son exécrable visage, cria forcènement : « Vive la mort ! »