Rarement l’hypocrisie, individuelle et collective, aura atteint de tels niveaux. Le gouvernement et les citoyens sont parcourus d’une grande ferveur altruiste : protégeons les personnes âgées ! Veillons sur nos vieux !
Que c’est beau…
Procédons par ordre, et commençons par l’amont.
Nous sommes tellement altruistes que nous avons convaincus nos parents d’aller mourir en EHPAD, loin de nous. Mourir, oui — parce qu’on n’en sort que les pieds devant. Lisez le magnifique roman de Jacques Chauviré, Passage des émigrants : un fils bien intentionné (et désireux de s’approprier le logement de ses parents) convainc ses père et mère d’aller dans une « maison de retraite », comme on disait encore en 1977.
Elle y mourra, et lui aussi — et tous deux « émigrent » de bâtiment en bâtiment, au fur et à mesure de l’aggravation de leurs bobos, jusqu’au mouroir qui est la destination finale de tous. L’auteur était médecin gériatre, il raconte (merveilleusement) ce qu’il a vu et tenté d’accompagner au mieux des années durant.
Certes, nos vieux parents sont parfois atteints de pathologies peu compatibles avec le maintien à la maison. Certes, la vie moderne et l’exiguïté des logements empêchent souvent de les prendre avec soi. Mais combien ne sont là que « pour leur bien » — ou faut-il écrire « pour leurs biens » ?
D’autant que cela revient cher, un EHPAD. En moyenne, 1977€ par mois (tarif 2018) — avec de fortes disparités selon les régions, 1616 € dans la Meuse (ah, mourir dans la Meuse, c’est mourir deux fois !), 3154 € à Paris ou dans les Hauts-de-Seine. Avec un sommet à près de 10 000 € par mois, dans un hospice pour vieux militaires. Et que pour cette somme (qui permet de s’installer en pension complète dans un hôtel convenable des Alpes, ou de s’inscrire dans une croisière autour du monde avec des prestations convenables (surtout au tarif 3000 !) et une assistance médicale au cas où, on donne à manger à « nos vieux » les saloperies indigestes dont certains se sont indignés. « Une tasse de soupe (même pas un bol), un ramequin de semoule, une compote industrielle, un morceau de fromage industriel pour enfant et 2 tranches de pain industriel ». Byzance !
Ah, mais tous ces excès alimentaires sont « validés par la diététicienne », clame un EHPAD breton. J’espère qu’elle est assez bien payée pour s’asseoir sur sa conscience.
J’aime faire la cuisine. Je sais ce que ça coûte, de bien manger quand on sait cuisiner — une dizaine d’euros par jour pour deux personnes. 300 € par mois — allez, 400 si vous voulez manger de la viande tous les jours : daubes de joue de bœuf, bourguignons, pot-au-feu, coustillous comme on dit aussi chez moi (des travers de porc), terrines de queue-de-bœuf, choucroutes au jarret longuement confit, coucous boulettes, hauts de côtes d’agneau en ragoûts, etc..
Le reste, bien sûr, de ce que paient nos vieux dans les EHPAD, c’est l’intendance, les soins éventuels, le salaire des personnels (pourtant mal payés) — et les profits des firmes qui contrôlent ces mouroirs.
Et je n’évoquerai que pour mémoire la conception très personnelle que les EHPAD ont de l’hygiène et de la liberté de mouvement. Il y a des prisons plus ouvertes. Et on y mange mieux.
Et qu’on ne me dise pas que cela contrarie le régime des uns ou des autres. Un médecin incompétent avait ordonné à mon père de ne plus consommer de sucre, à cause d’une possibilité de lointain diabète. Un autre, mieux avisé, conseilla à ma mère de lui proposer quand même un gâteau de temps en temps : « Le temps qu’il développe un vrai diabète, dit-il avec raison, il sera mort dix fois. » Et le fait est que…
Alors le coronavirus débarqua pour aiguiser notre altruisme.
Les visites sont interdites — mais pas le travail des personnels contaminés. Le Covid est devenu dans les hôpitaux la première des maladies nosocomiales : vous y allez pour quelques examens de routine, pour une opération bénigne ou des soins urgents, vous en sortez par la morgue. Et vous n’aurez même pas eu la consolation de revoir vos proches, interdits de séjour. On les tue pour leur bien, et dans une solitude qui les tue deux fois (et alors, dans la Meuse…). Pareil dans les EHPAD. Ah mais avec le vaccin tout s’arrangera : ils mourront un mois plus tard, de ne pas voir leurs proches, de ne pas pouvoir discuter avec leurs amis au sein de l’établissement, d’être parqués comme des détenus dans leurs chambres, et de bouffer de la merde.
Ce qui a fait passer la bête verticale de l’étape simiesque à l’étape humaine, c’est l’invention des rites funéraires. Nous sommes ceux qui s’occupent des morts — au lieu de les manger, comme autrefois. Le gouvernement, en édictant des règles « pour le bien » des vieillards, les tue une première fois — avant de les laisser mourir pour le compte.
Des plaintes ont déjà été déposées. J’espère qu’elles seront nombreuses.
Quand j’entends les fanatiques du masque, du couvre-feu et du confinement réclamer des mesures encore plus drastiques « pour sauver la vie de nos vieux », il me vient l’envie de ressortir la boîte à claques. Les personnes âgées meurent des conditions qu’on leur impose, et encore mieux que les jeunes, qui paraît-il dépriment. Que d’articles sur la déprime des étudiants ! Combien sur l’extinction programmée des vieux ?
Ils sont les premiers (et presque les seuls) touchés gravement par l’épidémie. En moyenne, le Covid leur fait perdre six mois de vie — ça, c’est pour le quantitatif. Mais du côté du qualitatif, l’absence de leurs proches, la solitude imposée à des personnes qui par définition ont perdu peu à peu tous leurs amis (c’est cela, vieillir, c’est voir son monde disparaître), les conditions de confort très approximatif, pas un geste tendre, pas un baiser, cela vous tue bien plus sûrement qu’un virus.
Et je n’évoquerai que pour mémoire le conseil de ce responsable de la Santé préconisant, au moment des fêtes, de faire manger Papy et Mamie à la cuisine, loin des enfants. Ces temps-ci, les salopards se ramassent à la pelle.
Nous transmutons nos angoisses en pseudo-altruisme (« c’est pour les vieux ! »), afin de nous donner bonne conscience à moindres frais. C’est immonde.
Nous savions d’expérience immémoriale que les épidémies induisent des comportements irrationnels. Mais là, notre égocentrisme se donne le prétexte de la rationalité pour étaler sa suffisance.
Parce que notre altruisme est, comme souvent, un égoïsme non assumé. Nous ne sauverons pas des personnes très âgées atteintes de pathologies diverses. Mais nous pouvons les aider dans les derniers mois, les derniers jours, à partir entourées de l’affection des leurs. Nous pouvons leur rendre les derniers devoirs — cela aussi, c’est interdit par le règlement interne des EHPAD et des hôpitaux. Sinon, comme le dit fort bien la rabbine Delphine Horvilleur, ces morts nous demanderont des comptes « à travers les vivants ».
Nous pouvons, nous devons être humains. C’est tout ce que demandait une tribune récemment parue dans le Figaro.
Et je le dis très clairement : ceux qui me lisent et qui ne sont pas d’accord avec ces vérités d’évidence, qu’ils soient membres du gouvernement ou simples quidams, ne sont pas humains.
Ah, mais pardon, ils sont altruistes…
Jean-Paul Brighelli
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