Bien sûr, vous avez vu le film d’Adrian Lyne, ce clip dilaté à l’esthétique publicitaire, véhicule destiné à exalter la belle gueule (à l’époque) de Mickey Rourke et la plastique exaltante de Kim Basinger. Vous avez même, à l’occasion écouté à nouveau sur YouTube le blues décapant de Joe Cocker, You can leave your hat on. J’en parlerai la semaine prochaine, avec un spécial Strip-tease, de Salomé à Dita Von Teese en passant par Morgiane, la servante d’Ali-Baba.
Mais peu d’entre vous ont lu le roman remarquable qui sert de base au scénario du film, roman signé Elizabeth McNeill, de son vrai nom Ingeborg Day. C’est dommage, c’est le récit quasi autobiographique (le sous-titre est : A Memoir of a Love Affair) d’une passion — coup de foudre et feu de paille.
La durée d’une passion reste controversée. Crébillon, dans les Egarements du cœur et de l’esprit, raconte qu’en son temps, « la première vue décidait une affaire, mais, en même temps, il était rare que le lendemain la vît subsister; encore, en se quittant avec cette promptitude, ne prévenait-on pas toujours le dégoût. » Vingt-quatre heures, peut-être même l’espace d’une nuit, c’est la durée que s’autorise le narrateur de ce bijou (unique dans la carrière de Vivant Denon, égyptologue par ailleurs) qu’est Point de lendemain (1777) — et qui inspira au cinéma les Amants, le film de Louis Malle.
En s’embourgeoisant, l’amour-passion a pris ses aises. Jean Chalon, en 1971, parlait joliment d’Un Eternel amour de trois semaines. Graham Greene, dans le magnifique End of the Affair (voir absolument le film de Neil Jordan), ne lui accorde guère plus. Il faut être un néo-romantique comme Frédéric Beigbeder pour penser que l’Amour dure trois ans (1997). Ça fait beaucoup.
Neuf semaines, trois jours et quelques heures me paraît une jolie limite. Surtout quand on les vit sur la crête des relations sado-masochistes. La domination acceptée, la relation Top / Bottom, comme on dit dans ce milieu spécialisée, ne peut se perpétuer, sauf à sombrer dans le ridicule des habitudes (« ma chérie, quelques coups de fouet avant de faire un gros dodo ? »).
L’histoire que raconte Ingeborg Day / Elizabeth McNeill (c’est sous son pseudo que vous trouverez son roman sur votre site de soldes préféré) est à des années-lumière du film gentiment déshabillé d’Adrian Lyne. Plus que de sado-masochisme (en 1986, montrer un couple qui achète une cravache et l’essaie sur place était une audace, que les banalités écœurantes de Fifty Shades of Gray ont platement démocratisée), les « mémoires » de la narratrice racontent une emprise (une vraie, hein, pas celle évoquée récemment par une gourgandine en mal de notoriété), un esclavage consenti qui peut aller très loin, puisque le Maître force l’Esclave à agresser un bourgeois, dans un ascenseur, en le menaçant d’un couteau, ou à se donner à quelqu’un d’autre devant lui — patience je ferai bientôt un essai entier sur le candaulisme.
La passion comme son nom l’indique, est souffrance — parce que dépossession. L’Autre occupe toute la place et dépossède le corps de son Moi. Il ne s’agit pas d’amour, mais de vampirisme. Le « je t’aime », sujet / objet / verbe, est une relation syntaxique ordonnée. L’emprise est désordre, Satan s’invite au bal.
Divulgâchons la conclusion : l’héroïne ne s’en sort qu’au prix d’une rupture brutale et d’une thérapie longue et difficile. On sort de l’amour-passion comme d’une addiction : par le sevrage, la souffrance, parfois la mort.
Ou, comme le héros de Graham Greene (là aussi, le roman était étroitement autobiographique), par l’écriture. Vers le début de son récit, Maurice Bendrix, l’hypostase de Greene, écrit avec lucidité : « This is a record of hate far more than of love. » Parce que la passion, en nous amenant à nous haïr nous-mêmes, attise un sentiment parallèle envers l’autre. On l’aime d’une haine absolue, on le hait d’un amour total.
De cette contradiction naît l’écriture. Il n’y a pas de bon roman de l’amour conjugal, et pour cause, il y manque un déséquilibre et une dialectique. L’amour-passion, c’est Kant qui baise Hegel — et réciproquement.
Il n’y a qu’une exception à cette brièveté incandescente : l’amour-passion dure, et s’enkyste, lorsqu’il est à sens unique. Ça peut mal tourner — voir Phèdre. Ça peut durer au-delà de la mort — voir Rebecca. Mais direz-vous, c’est de la folie : oui, on appelle cela l’amour fou. Voir Breton.
Il y a encore une solution. Quand l’amour est mort, épousez donc l’objet de votre passion. Et faites-en la mère de vos enfants — c’est la solution qu’adopte Swann en épousant Odette de Crécy. « Dire que j’ai gâché des années de ma vie, que j’ai voulu mourir, que j’ai eu mon plus grand amour, pour une femme qui ne me plaisait pas, qui n’était pas mon genre ! » Et crac, direction la mairie. On n’épouse bien que des êtres que l’on n’aime plus, c’est le plus sûr moyen pour que ça dure.
Jean-Paul Brighelli