Peut-être le nom de Rachilde vous dit-il quelque chose. Marguerite Eymery, née en 1860, devient Rachilde en entrant en littérature, et publie, durant 70 ans, une série de romans plus scandaleux les uns que les autres. Monsieur Vénus, paru en 1884 et réédité en 1888 — deux ans après la Psychopathia sexualis de Krafft-Ebing qui institua les jolis mots de « sadisme » et de « masochisme » —, raconte l’histoire de Raoule de Vénérande, que sa tante appelle « mon neveu », qui se trouve un jour en présence de Jacques, jeune homme pauvre et d’une beauté toute féminine, par ailleurs ignare et sot à ne pas même le savoir. Elle l’enlève, l’installe dans son hôtel particulier, l’habille en femme pendant qu’elle se vêt en homme (Rachilde bénéficiait d’une autorisation préfectorale pour se travestir), et en fait sa maîtresse avant d’en faire sa femme. Elle précise bien qu’elle est « amoureux » — et non amoureuse —, et parfois « jaloux » — et non jalouse. Inversion complète qui, comme l’a souligné Micheline Besnard-Coursodon dans un article fort intelligent, n’est pas sans poser quelques problèmes.
Première lecture « assez simplement féministe », une jeune fille se libère du carcan des convenances et de son destin tout écrit de future épouse. Mais si Raoule tente d’établir son indépendance, elle « semble la fonder sur un reniement, un mépris de son sexe féminin, pour prendre la place de l’homme, ce qui revient encore à reconnaître la prééminence du masculin ». On peut aussi y lire un certain penchant lesbien (Rachilde entretint une relation avec Gisèle d’Estoc, la maîtresse à voile et à vapeur de Maupassant — je vous en parlerai quelque jour), sauf qu’en aimant un homme-femme, elle efface le goût du féminin pur. C’est à une perversion du sexe que l’on assiste plutôt, comme dans l’imagerie classique de la relation entre Hercule et Omphale : Jacques couché aux pieds de Raoule pose sur son front le talon aigu de sa maîtresse — comprenez le mot au sens esclavagiste du terme. Sacher-Masoch ne fera pas mieux avec Wanda. « Elle forçait Jacques à se rouler dans son bonheur passif comme une perle dans sa nacre. Plus il oubliait son sexe, plus elle multipliait autour de lui les occasions de se féminiser, et pour ne pas trop effrayer le mâle qu’elle désirait étouffer en lui, elle traitait d’abord de plaisanterie, quitte à la lui faire ensuite accepter sérieusement, une idée avilissante. ».
Quand enfin Jacques meurt, dans un duel où il se laisse tuer (il semble à son adversaire que « l’épée entrait toute seule dans la chair d’un nouveau-né » — car en vérité Jacques est né une seconde fois des mains et de la volonté de Raoule), la jeune femme-homme fait fondre une statue de cire à la ressemblance de son esclave : « Sur la couche en forme de conque, gardée par un Eros de marbre, repose un mannequin de cire revêtu d’un épiderme de caoutchouc transparent. Les cheveux roux, les cils blonds, le duvet d’or de la poitrine sont naturels ; les dents qui ornent la bouche, les ongles des mains et des pieds ont été arrachés à un cadavre. Les yeux en émail ont un adorable regard. »
Er Raoule, « vêtue de deuil » comme il sied à une veuve, vient passer de longues heures dans la chambre funéraire murée qu’elle a dédiée à son amant-esclave dans son hôtel particulier. Ce qui avait commencé par une inversion des sexes devient sur la fin nécrophilie, inversion de la vie. Georges Bataille et Gabrielle Wittkop ne sont plus très loin.
Rachilde réitéra le coup avec Madame Adonis, en 1888, puis explora avec méthode toutes les perversions que le décadentisme fin de siècle offrait aux amateurs. Ainsi, dans l’Animale, elle met en scène une femme-chatte — au sens littéral du terme. Cette fois, c’est de l’érotisme glacé et très déviant de la Féline de Jacques Tourneur (1942, le remake de Paul Schrader en 1982 n’ajoute rien au mythe) que l’on se rapproche.
L’ambiguïté sexuelle avait de beaux jours devant elle. On se rappelle qu’au début de Sodome et Gomorrhe, en introduction à, la scène de séduction de Charlus par Jupien — l’une des plus mémorables débauches de signes de toute la littérature — Proust, qui s’y connaissait, parle des « hommes-femmes ». Les jeunes femmes dévergondées de Rachilde ont peut-être déteint sur les mœurs compliquées d’Albertine, la bisexualité d’Odette, le masochisme de Charlus, et les amours décomposées du petit Marcel pour Alfred Agostinelli — qu’il aurait volontiers naturalisé et gardé à disposition, après sa mort accidentelle en 1914. Les transgenres contemporains qui se croient originaux devraient faire des études et reconnaître qu’ils ne sont que de pâles imitateurs — moins le style.
Quant aux féministes qui se veulent « écrivaines » ou « auteures » (auteure ? L’horreure ! — comme on dit à Marseille), qu’elles en prennent de la graine. Rachilde s’était fait graver des cartes de visite au nom de « Rachilde, homme de lettres » — pour concurrencer les hommes sur le terrain même où ils se croyaient dominants, sans revendiquer quelque grotesque monologue du vagin. Elle a ouvert la voie à cette longue théorie de lesbiennes impitoyablement douées qui pullulèrent autour de Natalie Clifford Barney, comme Liane de Pougy, Winaretta Singer, Violet Trefusis, Renée Vivien, Elisabeth de Clermont-Tonnerre ou Colette. Toutes « auteurs » — mais assez talentueuses pour ne pas croire utile de martyriser la langue afin de se faire reconnaître.
Jean-Paul Brighelli
PS. Rachilde survécut à elle-même. En 1925 elle participa au banquet offert par les surréalistes au poète Saint-Pol Roux — et déclencha une controverse musclée en décrétant que jamais une Française ne saurait épouser un Boche (« Ces gens-là, il faut les tailler à coups de botte, entends-vous, à coups de botte !! Si un Allemand entrait dans cette pièce, dans le salon du Mercure de France, je m’en irais. Je les hais, comprenez-vous ? je les hais… » ), le tout en présence de Max Ernst. Elle fut immédiatement giflée par l’un des jeunes amis de Breton, le repas dégénéra en empoignade, les invités se colletèrent aux agents de police venus rétablir l’ordre à la Closerie des Lilas où se tenait la fête, Philippe Soupault se pendit au lustre comme Tarzan, Michel Leiris se fit tabasser (les flics de l’époque étaient moins patients que ceux d’aujourd’hui) et Rachilde sortit, bousculée mais fière d’avoir provoqué encore une fois un énorme scandale. Elle mourut fort tard, à 93 ans — le vice et la provocation ont des vertus de jouvence.
Bon billet.
Merci pour le retour
Lambda
je suis merplexe ; j’attends la suite.
Depuis la mi-août vous n’êtes pas conquis ? Tant pis…
c’est CE jour que j’ai découvert la « ré-ouverture » ! donnez-moi un peu de temps (de lecture)…
Grâce à ce billet je découvre un(e) auteur(e) dont j’ignorais tout.
Pour celles et ceux qui résident du côté d’Aix-Marseille, je signale une très réussie petite expo à la Méjanes à Aix, consacrée à Germain Nouveau, trans-genres à sa façon : poésie, peinture, dessins. Compagnon de route de Mallarmé, Rimbaud, Verlaine entre autres. Salué à sa juste valeur par Aragon et Breton. Tombé dans l’oubli, il est peut-être l’auteur réel de quelques-unes des Illuminations attribuées à Rimbaud. Excusez du peu.
Merci pour ce billet.
Rachilde est également l’un des grands témoins, et une proche amie, de l’un des plus extravertis flouteurs de merdre de la littérature française qui en compte un nombre élégant : Alfred Jarry. Dans son ouvrage, « Le surmâle des Lettres » (oh my!) elle nous dit qu’ il « se jouait à lui-même la comédie d’une existence littéraire poussée jusqu’à l’absurde » ou que « l’excès en tout était son régime ». Ils se retrouvaient aussi dans la contestation de la connerie et le refus vigoureux des oppressions qui alors cimentaient les personnalités fortes – celles-ci n’avaient aucune raison de se diviser. On se retrouve au phalanstère de Corbeil ; on joue Ubu Roi chez Alfred et Rachilde Valette. Jarry tire sur les oiseaux, navigue sur la Seine, fait du vélo, invente des repas à base de bonbons et confitures de rose pour Rachilde, voit plus tard la Seine envahir sa cahute près du Coudray, à quoi il oppose comme simple résistance de monter sur la table. Grande différence avec les fausses valeurs pseudo-gueulardes du jour : leur ambition de fond n’était pas de maintenir ou de se saisir aveuglement d’un tout petit pouvoir à n’importe quel prix, bref d’être des Pères et des Mères Ubu -que dis-je- des Parents1 et Parent2 Ubu!- quoiqu’il en coûte, mais de surjouer la comédie de la vie sociale pour en cingler la bouffonnerie. Vaste programme, comme disait quelqu’un qui, dans un tout autre registre (quoique…), s’y est essayé.
Je parle aussi de cul sur Causeur :
https://www.causeur.fr/rapport-sauve-catherine-cadiere-212045
Et si vous n’avez pas vu le plus beau film de l’année, précipitez-vous, ça s’appelle Drive my car, et Ryūsuke Hamaguchi y fait avec Tchekov ce qu’Al Pacino avait fait de Richard III dans Looking for Richard — en mieux. Jamais vu une plus belle direction d’acteurs.
Voir ce qu’en disait fin août le Masque et la Plume :
https://www.franceinter.fr/cinema/drive-my-car-le-masque-la-plume-dithyrambique-devant-l-adaptation-au-cinema-de-murakami-par-hamaguchi
« précipitez-vous » ?! il y a les vaccinés-porteurs d’ausweis, et les autres … j’attendrai donc !
(je garde en effet un superbe souvenir de « looking for Richard »).
M’ont rien demandé, à l’entrée du ciné…
Je vois bien l’idée, mais le choix de ce mot « ausweis » est tout de même légèrement abusif, ne trouvez-vous pas? La dictature, la vraie, celle qui vous prive vraiment de vos libertés, c’est autre chose, croyez-moi.
Sans doute. Mais la « servitude volontaire », comme disait La Boétie, utilise des procédés plus fins — et plus radicaux, au fond. Et là, nous y sommes.
J. G. dit : »La dictature, la vraie, celle qui vous prive vraiment de vos libertés, c’est autre chose, croyez-moi. »
Et comment qualifieriez-vous une situation où vous êtes dans l’obligation de vous injecter deux doses (bientôt trois) d’un produit en phase d’expérimentation pour pouvoir prendre un café en terrasse ?
Je la qualifie de la façon suivante : une situation – probablement transitoire -pénible, très injuste sans doute, mais qui ne fait obstacle ni à votre liberté d’expression, ni à votre liberté de circulation, ni à la libre circulation des hommes et des idées.
Parce que la dictature, voyez-vous, c’est tout cela, et plus encore.
Quand on viendra cogner à votre porte à 5 heures du matin pour vous mettre en état d’arrestation sans qu’on vous dise pourquoi et sans que vous sachiez vous-même pourquoi, vous saurez ce qu’est la dictature.
liberté d’expression ? « comptes » fermés à la chaîne (si j’ose dire), mise en place de la « commission Bronner » (même si c’est du pipeau), LIBERTE d’EXPRESSION BAFOUEE dans tous les media – d’où la libre circulation des idées restreinte au maximum de même que la liberté de « circuler » (couvre feu à répétition dans les dom-tom, médecins en garde à vue, là-bas comme ici – voire traités comme des moins que rien-… et surtout cette « servitude volontaire » qui est bien ce qu’il peut y avoir de pire !
(rappel : à la manière préférée de l’ex Urss, l’enfermement en psychiatrie a été également utilisé)
Vous oubliez « votre liberté d’action »…
« Liberté d’expression, des hommes et des idées » dites-vous sans crainte quand les débats contradictoires sur la médication vs vaccin se font attendre dans nos médias… Liberté de circulation : Sapristi ! Il me semblait que l’objet de votre échange portait justement sur une obligation nécessaire à l’obtention d’un passe pour pouvoir franchir des lieux et des frontières. Nous sommes donc libres de circuler, allons bon !
Que valent toutes ces libertés que vous citez si vous n’avez aucune liberté d’action ? Etant entendu que beaucoup de professions sont soumises à l’obligation vaccinale d’un produit qui ne leur garantit pas la totale immunité face à cette maladie ni d’en être porteur sain, se faisant, être potentiellement vecteur du virus (nonobstant les effets indésirables parfois sévères de cette solution en phase d’expérimentation) pour ne pas avoir à craindre le licenciement, la mise à pied ou la mutation de service.
JPB a sans doute la chance d’habiter Marseille ! ici ce sont des chiens (de garde) y compris dans les médiathèques ;
« notre » croate qui se satisfait sans doute de tout ce que nous vivons, lisons et entendons, depuis 18 mois, va t’il bientôt aussi, nous rechanter les vertus de la gauche, la vraie… ?
voyons un peu plus loin : je suis dans la (passionnante) lecture de « la mondialisation dangereuse » ; lecture également conseillée d’un article sur le sujet, qui montre à quel point, nous sommes et restons bien peu de choses, si rien ne change radicalement :
https://atlantico.fr/article/rdv/les-grands-defis-et-enjeux-geostrategiques-de-2021—-et-du-monde-multipolaire-plein-d-incertitudes-qui-vient-alexandre-del-valle-caroline-galacteros
Et bien je suis moi-même dans la passionnante lecture d’Histoire de la folie de Michel Foucault, ce qui me semble être aussi parfaitement d’à-propos.
Voilà bien en effet un très grand livre de Foucault. Les philosophes de salons, de micros et de caméras qui nous accablent aujourd’hui de leurs productions pathétiques sont, à côté, des nains.
Qu’a- t-il bien pu arriver à Foucault pour qu’il se fourvoie à ce point sur Khomeiny et la révolution iranienne ? La Roche Tarpéienne est près du Capitole…
La même chose que lorsque Jean Genêt est devenu soutien indéfectible des Palestiniens. C’était libidinal, si je puis dire.
Traveller a écrit : « notre » croate qui se satisfait sans doute de tout ce que nous vivons, lisons et entendons, depuis 18 mois, va t’il bientôt aussi, nous rechanter les vertus de la gauche, la vraie… ?
1. Depuis 18 mois je ne me satisfais pas de grand’ chose de ce que je vis, lis ou entends. Ni plus ni moins que vous probablement. Mais je sais encore faire la différence entre d’une part la situation contraignante et injuste que nous vivons, qui est sans doute transitoire, et d’autre part une vraie dictature, où les opposants sont sous une menace permanente. Êtes-vous sous une menace permanente ?
2. Je ne suis pas homme à changer de convictions à la première brise qui souffle. Je n’ai rien d’une girouette. Puisque visiblement vous étiez un contributeur (ou une contributrice) de l’ancien BdA, vous avez pu lire ma définition des traits distinctifs d’une gauche authentique. Je n’ai pas varié d’un iota. Si vous insistez, je peux volontiers vous remettre tout cela en mémoire.
Les cis-genres(resp. sexuels) sont des gens qui n’ont pas eu le bon goût d’être, comme tout le monde, trans-genres(resp. sexuels). Cependant, les cis-* , au lieu de geindre, devraient être flattés qu’on ait pensé à créer des catégories pour eux, absolument nouvelles. Leur spécification s’apparente à celle des a-gnostiques, des a-thées, pauvres décadents que leurs mauvais penchants ont privés de tout du fait d’une justice divine implacable.
Comme il y a des genres chez les humains, il y a des genres dans le cinéma: des thrillers, des westerns, des polars; « Drive my car » est un film(japonais comme son titre l’indique qu’on peut traduire par « Conduis mon car ») de deuil(dans sa longue 1ère partie), genre dominant actuellement où l’on parle moins du deuil, que ce que ça génère chez les vivants, une des mille manières que les modernes ont d’éluder la mort.
Un long prologue de près d’1 heure sur le deuil avant qu’arrive le générique, et avant de s’attaquer au thème de la communication. Un film où le murakamisme impose peu à peu sa loi – un film qui cependant arrive à contenir son assaut pendant deux bonnes heures. Deux bonnes heures où opère un sacré cinéaste, d’une grande précision, d’une grande netteté. Deux bonnes heures quasi magistrales sur trois, ça se prend.
Un petit détail qui m’a étonné dans « Drive my car »: le son des portières qu’on claque est toujours assourdi, pour ne pas dire inexistant. Et ça me paraît un petit fait matériel propre à mieux saisir la matérialité du film -qui est, comme pour toute œuvre, sa quintessence.
» Cette nouvelle version, c’est une jolie manière de se faire la belle » a très bien dit Sevlats ; une évasion particulièrement réussi avec la provocante « transgenre 1900 » ; merci donc, JPB, de continuer à nous faire voyager et découvrir… On en a bien besoin !
Comments are closed.