C’est toujours pareil : il suffit que l’on s’éloigne pour qu’il se passe des choses.
Je me suis donc éloigné quatre jours au Portugal : si vous ne connaissez pas Lisbonne, courez-y, c’est une ville splendide, avec tout ce qu’il faut de musées passionnants, de ruines de 1755, de restaurants tout à fait sublimes et diablement compétitifs. Bref, je ne vais pas vous refaire le guide touristique, mais trouver dans le cloître d’une église portugaise des panneaux d’azulejos consacrés aux Fables de La Fontaine (et pas les plus courantes), croyez-moi, cela vous redresse l’orgueil national, si je puis ainsi m’exprimer.
Parfois, je regardais les infos, sur la télé de ma chambre d’hôtel. C’est comme ça que j’ai appris, vendredi, qu’une institutrice d’Albi avait été poignardée à mort par une mère d’élève.
Cela a tout de même occupé trois minutes d’une télé d’infos continues portugaise. Je n’ai pas tout compris, mais les interviews étant en français, ce que je n’avais pas saisi est devenu très clair.
J’ai même su que notre collègue assassinée (je ne vois pas très bien quel autre terme utiliser, vu que Rachida — ainsi s’appelle-t-elle — ne se rendait pas à l’école de ses enfants avec un couteau de cuisine sans une petite idée derrière la tête) avait eu droit au maximum du traitement minimum dans ce genre de cas : le ministre s’est déplacé à Albi. Il n’est tout de même pas allé jusqu’à convoquer une conférence de presse. Il n’est pas très bien conseillé, Hamon — il l’avoue lui-même. Mais Chatel n’avait guère fait mieux lorsqu’une enseignante de Béziers s’était immolée par le feu dans la cour de son lycée, comme jadis Jan Palach (qui se souvient encore de Jan Palach ? Les autorités communistes tchèques de cet hiver 1969 avaient camouflé elles aussi la vraie raison de suicide du jeune homme, qui protestait contre l’invasion de son pays par les forces du Pacte de Varsovie — il a fallu vingt ans pour que son geste porte). Et à l’époque, comme le rapportait le Midi Libre, « le rectorat n’avait pas souhaité communiquer sur le sujet ».
J’étais tout à fait horrifié. Cela fait des années que je plaise pour que les parents, comme autrefois, veuillent bien rester à la porte de l’école. Des années que je m’oppose aux avancées de la FCPE qui réclame encore et toujours plus d’entrisme. Des années que je me bats pour que l’école soit un lieu d’enseignement, de transmission des savoirs, et pas une pétaudière où les mères désœuvrées viennent tailler une bavette avec des instituteurs qui ont autre chose à faire — par exemple remplir encore et encore des fiches d’évaluation.
Vendredi, c’était le dernier jour de cours. La fête. Fabienne, elle récupèrerait ses deux enfants à la sortie des classes — les siennes.
Un quartier d’Albi paraît-il très mélangé. La télé portugaise a même précisé que la meurtrière était d’origine étrangère. Et déjà soignée pour des troubles psychiatriques.
Et on la laisse entrer à l’école avec une arme. Tout va bien.
D’ailleurs, manifestement, il n’y aura pas d’enquête. Circulez, y a rien à voir. Une folle. Internée à nouveau.
Lorsqu’un enseignant se suicide, et c’est fréquent, même si le ministère ne tient plus de statistiques sur le sujet depuis 2002, c’est forcément parce qu’il a des problèmes hors école. Il est rarissime que l’institution avoue qu’elle y est peut-être pour quelque chose. Elle vient de le faire, neuf mois plus tard, pour notre collègue marseillais qui s’était suicidé, en début d’année, en protestation contre des programmes qui avaient vidé son enseignement de tout contenu réel. J’avais évoqué cette histoire ici même en septembre.
Puis la chaîne a parlé d’autre chose. Et je suis sorti dîner. Bacalhau, Santa bacalhau…
Hier, je rentre en France. Et je reçois un SMS qui tourne apparemment chez nos collègues :
« Vingt minutes du Journal sont consacrées aux Bleus qui ont perdu, et deux à notre collègue d’Albi poignardée devant ses élèves par un parent. Elle laisse à 34 ans deux petits enfants orphelins, un geste affreux qu’on banalise et excuse par un simple coup de folie. Pas de discours de notre ministre bien sûr ni même des Inspections. Puisque les écoles sont fermées et qu’on ne peut lui offrir une minute de silence, une petite pensée au moins par SMS. À faire passer à tous les collègues et enseignants (et pas que). Très bonnes vacances à tous. »
Et c’est bien vrai qu’un Journal se calcule en minutes. Une bande de mercenaires sur-payés est renvoyée à la maison, ça, c’est du deuil national (Hollande, qui a décidément toutes les chances, pourra donc assister au défilé du 14 juillet, sans être obligé de se rendre au Brésil pour complaire à tous ces imbéciles et déplacer au lendemain la date de la Révolution, autre broutille, comparée au foot). 20 minutes de Journal, sur toutes les chaînes ; je viens de vérifier en replay. Une institutrice meurt dans l’exercice de ses fonctions parce que nous laissons n’importe qui entrer dans nos écoles, deux minutes de déploration — une déploration bien moindre que celle engendrée par le deuil des supporters — il devait y en avoir, des supporters, parmi les autres parents d’élèves d’Albi. Et ils votent.
Je suis en train de rédiger un livre sur l’état présent de l’Ecole après deux ans de socialisme — non, je rigole : « socialisme » est un terme très exagéré, pour désigner le tout-libéral aujourd’hui en œuvre. Je crois que je vais le dédicacer à Fabienne, à Pierre, et à Lise, à toutes celles et tous ceux que l’Education Nationale a broyés et continue de broyer. Puisqu’ils n’ont même pas eu droit à leur minute de silence, autant parler, et parler encore, même si le ministre n’entend rien. Même si personne n’entend rien.
Jean-Paul Brighelli
PS. Le ministre, qui est plein de sollicitude et d’anticipation, vient de nous envoyer, à nous les enseignants de base, le courrier suivant :
Madame, Monsieur,
La fin de l’année 2014 sera marquée par un rendez-vous démocratique parmi les plus importants : les élections professionnelles.
Les presque cinq millions d’agents de la fonction publique seront ainsi appelés à élire leurs représentants dans les instances de concertation tant nationales que locales.
Pour ce qui est de l’Éducation nationale, de l’enseignement supérieur et de la recherche, vous serez près d’un million et demi à être invités à voter, du 27 novembre au 4 décembre, pour celles et ceux qui vous sembleront le mieux incarner votre vision de l’École.
Ces représentants siégeront pour quatre ans dans les comités et commissions qui contribuent à définir l’avenir de notre éducation et à garantir le bien-fondé des décisions portant sur la carrière et les conditions de travail de chacun d’entre vous.
Une forte participation à ces élections donnera à vos représentants toute la légitimité nécessaire pour s’exprimer sur les choix collectifs qui concernent notre école républicaine, tant publique que privée, de la maternelle à l’enseignement supérieur.
Pour les décideurs politiques, une telle légitimité est essentielle pour permettre la meilleure prise en compte possible des réalités du terrain dans les grandes orientations qui seront tracées, avec le concours de vos représentants, pour les quatre années à venir.
Des informations sur le détail et les modalités de ce vote vous seront prochainement précisées. Elles seront régulièrement rappelées tout au long de la période qui nous sépare des élections.
Par ailleurs, dès la fin du mois de septembre, les personnels de direction, les directeurs d’établissement, ainsi que les présidents d’université, disposeront de toutes les informations nécessaires pour vous éclairer.
Vous pourrez aussi bientôt vous rendre sur www.education.gouv.fr (ou sur www.enseignementsup-recherche.gouv si vous travaillez dans un établissement de l’enseignement supérieur) pour trouver les réponses à vos questions éventuelles.
Comme vous le constatez, nous sommes entièrement mobilisés pour vous permettre de participer à ce vote dans les meilleures conditions possibles.
Ces élections doivent être l’occasion d’un débat collectif sur l’avenir de l’éducation. C’est pourquoi les organisations syndicales s’adresseront directement à vous dans les semaines qui viennent pour vous exposer le point de vue qu’elles entendent défendre si vous leur accordez votre confiance. Elles vous proposeront également des moments d’échange au cours desquels vous pourrez confronter vos idées avec les programmes de celles et ceux qui aspirent à vous représenter.
En participant massivement aux élections professionnelles de décembre, vous ferez entendre votre voix et celle de tous ceux qui font vivre l’éducation au quotidien. Vous contribuerez ainsi à faire avancer nos élèves et nos étudiants sur la voie de la réussite et de l’égalité.
Benoît Hamon
Ministre de l’Éducation nationale,
de l’enseignement supérieur
et de la recherche
Le silence médiatique des institutions me semble symptomatique du peu de souci que les hautes instances ont des enseignants de base…
Place de la Constituante
11 100 NARBONNE
Bravo à Monsieur Mourier
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