« Il faut toujours être ivre », dit le poète. Mais en ces temps de réduction des horaires de Français, en ces temps où les « compétences » sont préférées aux savoirs et le « vivre ensemble » à l’étude des sciences et de la littérature, il semble bien que depuis quelques années, les élèves et les étudiants aient pris au sérieux, et au premier degré, l’objurgation de Baudelaire.

Qu’on me comprenne bien : quand Rabelais, au bout du bout de la quête de Panurge, dans le Cinquième Livre, confronte ses héros au « Trink ! » de la Dive Bouteille, je ne suis pas de ceux qui interprètent cet ordre comme un impératif purement spirituel. Alcofribas Nasier était né à la Devinière, près de Chinon, et même si les vins du XVIème siècle ne ressemblaient pas exactement aux nôtres, il a dû tâter dès son enfance du nectar de Touraine (1). Mais cela ne l’a pas empêché d’apprendre le latin et le grec — entre autres frivolités.

Cela étant posé, force est de constater qu’une épidémie de binge drinking, comme on dit élégamment chez les Anglo-saxons, sévit dans les lycées comme dans les prépas, les grandes écoles et les facs. On boit vite, très vite, du n’importe quoi en grandes quantités, afin de s’exploser la tronche. Et non, comme jadis les Grecs organisés en symposiums (ou en banquets, aurait dit Platon) afin de délier l’esprit et dire enfin des choses intelligentes — sur l’amour, par exemple. Non : les jeunes boivent pour faire comme les autres, certes, pour se démarquer, pour s’insérer dans un groupe — mais surtout pour oublier. Pour s’oublier. Se passer à la trappe. Kaputt. Finito. This is the end, beautiful friend…

Tout comme ils consomment, très tôt, des anxiolytiques, des anti-dépresseurs et des somnifères. S’abstraire. Anywhere out of the world, disait encore Baudelaire, dont je finirais par croire, comme jadis Marcel Aymé (2), qu’il est largement responsable de l’épidémie de mélancolie qui saisit notre belle jeunesse si je ne savais pas que ce sont les pédagos qui ont provoqué cette addiction aux liqueurs fortes et à l’amnésie provoquée.

« Heu… Les pédagos, vous êtes sûr ? »

Prenez une classe d’hypokhâgne ordinaire. Ils arrivent, début septembre, tout fanfarons de leurs excellentes notes de l’année et du Bac. Et de vilains sergents Hartmann — ma pomme et mes collègues — se mettent à leur dévisser la tête pour leur ch*** dans le cou, comme disent en chœur le héros de Kubrick (dans Full metal jacket) et cette endive cuite de Peter Gumbel (3). Bref, à les évaluer sur ce qu’ils produisent effectivement, au lieu de les caresser dans le sens du poil qu’on leur a fait pousser dans la main.

Et d’année en année, le niveau monte si bien que ce n’est plus un fossé mais un gouffre qui sépare l’école telle qu’elle se délite d’un vrai Supérieur tel qu’il est ou devrait être (d’où la nécessité de créer partout des CPES et autres propédeutiques aux études supérieures, afin de ne pas perdre en chemin tous ces élèves que le pédagogisme a si bien assommés au départ).

Alors, forcément, soumis enfin à la vérité des prix et à des exigences sérieuses, sensibles à une pression à laquelle rien ni personne ne les ont préparés, les malheureux s’explosent la tronche. Très vite si possible — à tel ou tel endroit, l’objectif est d’être absolument pété en quinze minutes, montre en main.

Pour y arriver, c’est très simple — même si quelques breuvages demandent une petite préparation. Mélangez par exemple de la vodka avec n’importe quoi qui en augmente le sucre tout en cannibalisant le goût — pomme, orange, caramel — ou fraise tagada, à faire macérer à l’avance. Avalez-en des quantités non négligeables, en panachant avec du martini rosso ou bianco, un doigt (pourquoi un seul ? demandait jadis Chantal Lauby) de Ricard et autres anisettes exotiques, revenez au TGV (tequila / gin / vodka, pour les ilotes du binge), couplez avec ce qui vous tombe sous la main, punch coco, daïquiri fraise et autres cocktails colorés — tout, sauf les alcools de papa : le vin, c’est ringard, sauf en cubitainers… Et avec ce que coûte un saint-julien 1985 ou un margaux 1990, vous pouvez à moindres frais vous offrir de l’explosif multicolore.

« Du Margaux ? Un truc de vieux, pour sûr ! T’es plus dans l’coup, papa… »

Il y a quelques années déjà, les jeunes se pintaient à la bière — mais c’est à peu près fini, du moins dans les couches intellectuelles. D’ailleurs, partout le houblon recule : le réchauffement climatique permet désormais de planter de la vigne sur les anciens terrils — du blanc sur le charbon. Et puis la bière, c’est lent. Ça fait pisser. En avant vers le 40°.

D’ici peu, ils s’offriront des spring breaks, comme aux Etats-Unis. Il suffit qu’une quelconque ville balnéaire française se dise que c’est un bon moyen pour remplir les hôtels et les bars avant la saison d’été. Comme à Cancun ou Panama City Beach. Au fond, les prépas et les grandes écoles fonctionnent déjà sur le modèle des fraternities… Kappa Alpha — hips ! — Society.

Et ce n’est pas circonscrit au Supérieur. Des élèves de lycée ou de collège s’y mettent.

Forcément. Ont-ils été mieux traités que leurs aînés par l’institution ? « Le niveau monte », disent Baudelot et Establet (que nous irons donc tous encourager à si bien penser, le 17 mai à 17 heures à l’IUFM de Marseille). Le taux d’alcoolémie aussi.

D’accord, ce monde est dur, les perspectives à court terme sont assez sombres, jamais la mélancolie n’a été si sévère (4). Mais qu’avons-nous fait pour préparer nos enfants aux défis du présent ? Nous les avons couvés, nous leur avons construit une école du bonheur immédiat, du « savoir-être » (savoir-être complètement noir ?), des « savoir-faire (savoir faire un Mojito ?). Nous leur avons donné des cours d’éducation civique et recommandé cent fois de ne pas conduire en état d’ivresse — un succès ! Nous avons prôné la camaraderie universelle, le « aimons-nous les uns les autres » crypto-gnan-gnan (une idée des anciens des Jeunesses Ouvrières Chrétiennes, probablement), la bobo-attitude… Et nous avons récolté des « communautés étanches, qui se regardent avec suspicion, et je ne suis pas sûr d’être satisfait du fait que les Musulmans, eux, se pintent au fondamentalisme au lieu de s’exploser au sperme de flamant rose (5).

En fait, il en est côté éducation comme du côté instruction. Plus on s’efforce de prôner la conciliation universelle et l’amour mou, plus on aiguise les clans et les rivalités — c’est mécanique. Plus on étête les élites, sous prétexte d’égalitarisme, et plus on enfonce les plus démunis — c’est forcé. Ce sont les exigences qui créent la connivence — pas le respect des « cultures autres ».

Alors, la « binge attitude » n’est que le reflet de ce qui a été semé — et ne nous plaignons pas d’avoir ici des élèves incontrôlables, là des gosses violents : quand les enfants boivent, les adultes trinquent. Une jeunesse en manque de repères ? Je le crois bien — les seuls repères significatifs sont ceux de la culture, et nous avons pratiquement renoncé à la transmettre. Il y a toujours eu chez les jeunes une propension à explorer les promesses des paradis artificiels — mais jamais aussi systématiquement qu’aujourd’hui. Ce n’est plus de l’alcool, c’est du sirop d’oubli qu’ils avalent. Ils ont été si mal bâtis par l’Ecole (et par leurs parents, qui s’en sont remis à une Ecole qui ne pouvait tout faire), si mal étayés par un Savoir en bribes, qu’ils aspirent au grand trou noir, au démantèlement, à la fonte des glaces et à la fin du Moi. Succès sur toute la ligne : ne surnageront, dans cette débâcle, que les héritiers, comme disait Bourdieu — ceux qui, dans leurs caves, trouveront les grands crus que buvaient leurs parents, et que l’Ecole a négligé de leur servir — ou de leur apprendre, au moins, à connaître.

Jean-Paul Brighelli

(1) Mon ami Perico Legasse, interrogé, conseille fortement, parmi tous les crus qui coulent entre Chinon et Bourgueil, le Domaine des Béguineries (Jean-Christophe Pelletier) et le Domaine de la Lande (Marc et François Delaunay) — sans préjudice de tant d’autres qui auraient enchanté Athos en particulier et les Trois mousquetaires en général.

(2) Dans le Confort intellectuel, que je ne saurais trop recommander aux bons esprits qui aiment rire.

(3) J’ai déjà trop parlé ici même de On achève bien les écoliers, le pamphlet anti-élitisme de Peter Gumbel, que relit chaque soir Caroline Brizard pour se mettre en émoi. C’est fou ce que des gens qui n’ont jamais mis un pied dans un établissement scolaire peuvent avoir de choses à dire sur l’école.

À signaler dans le même esprit que Roger Establet donne une conférence sur « les dégâts de l’élitisme républicain à l’école » (si ! Tel que ! Il a osé ! L’enflure !) le mardi 17 mai à 17 heures à l’IUFM de Marseille (sur la Canebière) : venez nombreux expliquer à cet idéologue affabulateur ce qu’il en est vraiment de la violence scolaire que lui et ses con / frères ont tant contribué à installer. Bon sang !  « Le ventre est encore fécond, d’où a surgi la bête immonde ! »

(4) Lire sur le sujet Alcool et adolescence. Jeunes en quête d’ivresse, de Patrick Huerre et François Marty, Albin Michel, 2007.

(5) Cocktail inventé par Boris Vian et le barman Louis Barucq, dont vous trouvez la recette dans le Manuel de Saint-Germain des Prés : un tiers de crème fraîche ou de lait concentré Nestlé, un tiers de crème de fraise l’Héritier-Guyot, un tiers de cognac Rémy Martin. Mais Saint-Germain des Prés, en l’état actuel des connaissances, ce doit être… tabou. Qui lit encore les existentialistes ? Dans un monde ou Frédéric Lefebvre dévore, dit-il, « Zadig et Voltaire », quelques jeunes ivrognes doivent penser que la Nausée est un traité sur le haut-le-cœur d’après-boire.