Suite et fin du compte-rendu de la table ronde du 7 novembre…

Eric Zemmour n’est jamais là où on l’attend. On le croit homme de droite, journaliste au Figaro, amuseur cinglant chez Ruquier (quelques jours auparavant, je l’avais vu, associé à Eric Naulleau — l’Esprit des péninsules, bonne maison d’édition) pourfendre BHL en le confrontant aux pauvretés qu’il écrit sur Jean-Pierre Chevènement dans son dernier livre, et je venais de l’en féliciter). Et voici que l’on découvrait un thuriféraire de Jean-Claude Michéa (non seulement pour l’Enseignement de l’ignorance, que Darcos avait lu, mais surtout pour son dernier livre, l’Empire du moindre mal / Essai sur la civilisation libérale, qu’il recommanda hautement), affirmant que non seulement les pauvres étaient ghettoïsés dans leur pseudo-culture comme ils étaient ghettoïsés dans les murs de leurs cités, mais qu’aux bourgeois eux-mêmes, ces « héritiers » à la Bourdieu / Passeron, l’école ne transmettait plus la culture bourgeoise. « Pas difficile à comprendre, ajouta-t-il, on fabrique les décervelés dont un certain libéralisme a besoin ». Comme dirait Pedro Cordoba, lorsque nous cesserons de penser en droite / gauche, nous commencerons à nous écouter les uns les autres. Et, insista Zemmour, ça ne date pas d’aujourd’hui — évoquant le témoignage de Jacques Narbonne (De Gaulle et l’éducation, Denoël, 1994, voir http://www.charles-de-gaulle.org/article.php3?id_article=210) : le décervelage contemporain a commencé juste après-guerre : les Trente glorieuses fabriquaient déjà des con/sommateurs — un mot qui commence mal, mais qui dit bien ce qu’il veut dire.
Brigitte Etienne (association LIRAS, co-fondée par Michelle Sommer, co-rédactrice de Lire avec Léo et Léa) est orthophoniste, et tint le discours que l’on connaît (ou que lon devrait connaître) depuis que Mme Wettstein-Badour (voir entre autres http://www.educalire.net/LectMethodes.htm) a tiré la sonnette d’alarme. Les méthodes de lecture qui ne procèdent pas dans la logique du code (en gros, toutes celles qui consacrent l’essentiel de leur énergie à du global ou du semi-global) enfantent des dyslexies artificielles, avec des dégâts monstrueux. Il faut, expliqua Mme Etienne, multiplier les apprentissages de détail — « comme on multiplie les mailles pour faire du point-mousse ». Actuellement, expliqua-t-elle, sur une classe livrée à une méthode semi-globale, 20% savent lire à la fin de l’année — et 100% avec Léo & Léa.
Michel Delord s’inquiéta de savoir si la réforme projetée par le ministre serait vraiment appliquée, et appuya l’idée de passer par l’opinion publique. Il revint sur la nécessité de poser (comme on écrit la solution d’un problème) les programmes à venir, mais d’établir d’abord des programmes intermédiaires, qui tiennent compte de l’état réel des élèves. Le premier, il aborda la question des redoublements, en termes de poids économique d’abord, pour conclure que s’il ne fallait pas s’interdire les redoublements, il ne fallait pas non plus s’interdire de faire sauter une classe à un élève : le système doit aller dans les deux sens.
Rachel Boutonnet revint sur cette question. On dit partout qu’un élève qui a redoublé le CP se présentera dans le Secondaire en situation de faiblesse — et on conclut qu’il faut supprimer les redoublements. Avec une sagacité de femme de terrain, elle montra fort bien que les élèves qui redoublent le CP ne sont pas exactement dans le peloton de tête. Dix ans plus tard, ils ne l’ont toujours pas intégré, et qu’il n’est pas étonnant qu’ils connaissent des difficultés : quand on cessera d’user d’une langue de bois et qu’on ne s’interdira plus de dire que certains enfants ont de vraies difficultés structurelles…
À ceci près que des programmes bien conçus créeront infiniment moins de redoublements que le système actuel : ce ne sera plus une loterie, où le poids de l’environnement familial est souvent déterminant, mais le pur produit du travail — ou du non-travail. Cette réunion, souligna Rachel, était une entrée d’air, mais elle était un peu dubitative : au même moment, l’étau se resserre parfois sur les instituteurs, via les IEN, ou les enseignants de soutien, qui choisissent de ne pas aider les élèves qu’on leur confie avec une méthode analogue à celle de leur instituteur initial.
La conversation, qui devenait parfois générale avant que l’on repasse la parole au suivant dans la tablée, souligna le rôle déterminant des Maternelles. Morel milite depuis longtemps pour faire des GS des CP1. Le ministre rêva tout haut à la question qui fâche, celle du rôle exact des maternelles, se demandant s’il était sage de décréter l’entrée obligatoire à l’école avant cinq ans — que fait-on avant, très souvent, sinon de la garderie, de la sieste améliorée, et du colmatage d’accidents urinaires ? Des crèches, oui, des jardins d’enfants, sans doute — mais pourquoi l’Education nationale serait-elle obligée de fournir des personnels qui pourraient être déployés bien plus utilement ailleurs ?
Marie-Christine Bellosta évoqua la déconvenue de ses anciens Normaliens qui, revenant la voir après un an d’enseignement, se trouvent quelque peu effarés de ce qu’ils avaient trouvé. « Là, oui, là on touche du doigt la baisse de niveau ». Elle rappela qu’elle avait rassemblé sur FONDAPOL, depuis quelques années, le meilleur des propositions les plus évidentes, ce qui les rend d’autant plus iconoclastes (voir par exemple http://www.fondapol.org/v2/pdf/Etude_diplomation_emploi.pdf). La première, elle parla de la nécessité de redéfinir les programmes des concours de recrutement — car comment attendre d’un enseignant recruté selon certains paramètres — les sciences de l’éducation — qu’il sache appliquer les programmes nouveaux qui mijotent aujourd’hui ? Et de réclamer « que le ministère de l’Enseignement supérieur habilite des licences faites ad hoc pour les futurs professeurs d’école (par exemple Lettres-Langues vivantes- Mathématiques+ option), que l’on recrute les professeurs de lycée et collège avec le M1 comme prérequis de l’inscription aux concours, que l’on revoie la maquette et les coefficients du Concours de recrutement de professeur d’école afin que l’on ne puisse plus l’avoir sans connaître assez de grammaire française et de mathématiques, que l’on demande aux IUFM de documenter des fonds-papier et des banques de données sur les techniques d’apprentissage d’hier et d’aujourd’hui (une fois évalué l’efficacité de ces techniques) afin que les enseignants puissent les utiliser comme une sorte de « conservatoire ». « 
Rien que ça…
Elizabeth Altschull conclut qu’il était temps, largement temps de rassembler, sur un support papier et / ou informatique, toutes les bonnes volontés, les suggestions, les interpellations : toute provocation est bonne à dire. Après tout, les constructivistes bénéficient de fonds d ‘Etat, via des décharges horaires, pour répandre leurs idées (par exemple par les Cahiers pédagogiques — qui n’existeraient pas sans le soutien du ministère. Il serait logique qu’un contre-courant instructionniste puisse faire circuler ses contre-poisons avec la même facilité — et l’on s’apercevrait alors que nous sommes nombreux, très nombreux, à nous battre pour refonder l’école.

Ce bref (!) compte-rendu peine à dire la richesse des échanges, le caractère très stimulant de la table-ronde (elle était en fait rectangulaire). « revoyons-nous », suggéra le ministre en repartant en hâte vers ses fonctions. Il était un peu plus de deux heures de l’après-midi, cela faisait quatre heures que l’on refaisait l’Ecole — et si j’osais, pour faire plaisir à Michel Delord et à tous les thuriféraires des années Ferry (Jules — à commencer par XD lui-même, auquel on doit une Ecole de Jules Ferry, Hachette, 2005), je dirais que l’on avait fait très intelligemment une autre école buissonnière.

Jean-Paul Brighelli