Pour vous rendre salle Condorcet, à votre entrée dans le ministère, prenez à droite, au rez-de-chaussée. Après avoir traversé la cour, qui sert de parking, laissez le bureau du ministre sur votre droite, allez tout droit : c’est une salle toute en longueur, donnant sur les jardins toujours beaux sous le ciel gris-parisien, où peuvent siéger une bonne centaine de personnes, sous le regard soucieux de l’auteur des cinq Mémoires sur l’Instruction publique (1). Soucieux, car ce qu’il lui est donné de suivre, de CSL en CSE, n’est pas exactement à la hauteur des espérances de ce grand philosophe.

Et ce qu’il a entendu ce jour-là, jeudi 10 décembre, ne l’a pas déridé.

Trente minutes plus tôt, les organisations syndicales représentatives et responsables s’étaient donné rendez-vous au troquet d’en face — pendant que, peu à peu, des cars de CRS se mettaient en position autour des rues de Grenelle et de Bellechasse. Pour mettre au point le communiqué commun à lire après la (re)présentation du ministre, et achevé sur un bout de genou, trois minutes avant le début des festivités.

Luc Chatel, donc, entouré de tout son cabinet, installa sa permanente sous le plâtre inquiet du révolutionnaire. Chatel et Condorcet — ce que l’on appelle, en rhétorique, une antithèse.

Il faut cependant lui rendre une justice : c’est un vrai communicant, capable de sourire en parlant, et de parler sans cesser de sourire. Un bourreau bon enfant, qui, une demi-heure durant, résuma les épisodes précédents (bourreau !), sous oublier de remercier (bon enfant !) tous ceux qui avaient si bien contribué, bla-bla, et enrichi, bla-bla — je vous passe le reste.

Sur ce, Thierry Reygades, secrétaire national du SNES, lut la motion signée conjointement par les diverses branches de la FSU (SNES, SNEP, SNETAP), le SNALC, FO, la CGT et le SNCL-FAEN (2).

Puis vinrent les déclarations successives de chacun des présents — Chevallier pour le SE-UNSA (« pas tout à fait la réforme escomptée, mais une bonne base… »), puis Claire Mazeron pour le SNALC, Roland Hubert pour le SNES (3), Gérard Aschieri pour la FSU (4), etc.

Philippe Péchoux, représentant la CGT, a eu quelques formules particulièrement bien senties : « Les faits sont têtus », avait dit le dir-cab de Chatel, Philippe Gustin. Et Péchoux de répliquer, en ancien élève des écoles du Parti : « Votre directeur de cabinet, ou Lénine, ou les deux, ont raison : les faits sont têtus… » Et d’ajouter : « La CGT veut la réforme, pas l’aventure. »

Je ne veux pas alourdir outre mesure ce compte-rendu en collationnant les bons mots ou les formules creuses des uns et des autres, et je me contenterai de citer la déclaration du SNALC, qui a au moins le mérite d’être bien écrite, et d’avoir été bien articulée — aucun soupçon de parti-pris de ma part là-dedans : elle a le mérite de faire l’historique de ces dix-huit mois d’agitations, propositions et manifestations, de Darcos à Chatel, et de résumer les points centraux de la réforme à venir :

« Monsieur le Ministre,

Il y a dix-huit mois déjà s’engageait la réforme sur laquelle nous sommes amenés à nous prononcer aujourd’hui. Le SNALC s’émut à l’époque de la démarche employée : après avoir réformé l’école élémentaire, et avant de s’attaquer aux difficultés du lycée, il eût été logique de s’interroger sur les dysfonctionnements du collège. Or, de collège il ne fut jamais question au cours de ces dix-huit mois : les lycéens échouaient soudainement en masse en seconde, la filière S attirait curieusement plus de bons élèves que de scientifiques, mais la formation antérieure n’était jamais en cause.

Ce qui était dénoncé, à la lecture des bien-nommés « points de convergence », c’était évidemment le lycée napoléonien liberticide, aux enseignements disciplinaires élitistes et aux exigences académiques démesurées. On ne réforma donc pas le collège, mais l’on décida de « collégiariser » le lycée : remédiation à tous les étages, moule quasi-unique des enseignements et passage facilité de classe en classe, quels que soient les résultats obtenus.

L’échec avéré de ce modèle au collège n’a apparemment pas troublé les artisans de la réforme. À vous entendre, Monsieur le Ministre, c’est ainsi un avenir scolaire radieux que vous promettez aujourd’hui aux futurs lycéens :

– « Acadomia pour tous », grâce à l’accompagnement personnalisé et au tutorat.

– Des voies de formation d’égale dignité, grâce au rééquilibrage des séries.

– La fin de l’orientation-sanction et de l’enfermement dans une voie de formation, avec une mobilité possible à tous les instants du cycle terminal.

– L’adaptation de chaque lycée à ses besoins spécifiques, à travers le renforcement de l’autonomie des établissements.

– La maîtrise des langues vivantes étrangères, par le travail en groupes de compétences et la mise en place de partenariats à l’étranger.

– Un lycée « lieu de vie », grâce au développement des activités culturelles et des instances d’expression démocratique.

Dans ce schéma idyllique, les enseignants ne sont pas oubliés : libérés du carcan jacobin, ils pourront enfin décider localement de leurs choix pédagogiques et gérer de manière autonome les moyens mis à leur disposition.

Comment pourrait-on s’opposer à de si belles intentions ?

Les faits sont pourtant têtus : tant qu’arriveront au lycée trop de collégiens aux acquis insuffisants, redoublements et instrumentalisation des séries, au profit des filières « refuges », seront de mise. A moins de casser définitivement le baromètre de l’échec scolaire, à grand renfort de déclarations d’intentions : dans le lycée de demain, l’échec n’existera plus grâce à l’accompagnement personnalisé, au tutorat, aux stages de soutien, et à l’allègement des exigences disciplinaires, tandis que le caractère purement exploratoire des options de seconde, le tronc commun de première et les stages passerelles entretiendront l’illusion d’une mobilité permanente.

À ces déclarations incantatoires et ces tours de magie destinés à duper parents, élèves et enseignants, le SNALC ne peut souscrire !

Face aux difficultés insurmontables de nombre d’élèves, le « suivi individuel » ne peut être qu’un « Acadomia du pauvre » : 2h d’accompagnement personnalisé, c’est à la fois trop et trop peu ! Trop peu compte-tenu de l’accumulation des missions (aide à l’orientation, soutien, approfondissement, travaux interdisciplinaires). Trop parce-que l’on affaiblit, pour les mettre en place, la transmission explicite des savoirs et savoir-faire. L’élève qui se présentera au baccalauréat S en 2013 aura perdu 200h dans les matières scientifiques sur trois ans, alors même que notre pays manque cruellement de scientifiques dans les cursus universitaires !

Loin de rééquilibrer les séries ou de les recentrer sur leurs enseignements spécifiques, les mesures prises ne peuvent conduire qu’à un affaiblissement de leurs « fondamentaux » et à un renforcement des hiérarchies établies. La mise en place d’un tronc commun (et de classes indifférenciées) autour des enseignements humanistes en première est à cet égard une catastrophe : c’est ignorer que l’on n’enseigne pas le Français ou l’Histoire-Géographie de la même manière, selon que l’on s’adresse à des « spécialistes » ou non ! C’est explicitement affaiblir la série littéraire, dont les programmes et les exigences seront alignés sur le plus petit dénominateur commun, et alors même que les mathématiques n’y seront plus enseignées qu’en option. Et enfin, comment envisager sereinement l’avenir de la voie technologique, pourtant vraie filière de réussite pour nombre de lycéens : avec des enseignements d’exploration réduits de moitié et l’obligation de suivre un enseignement d’économie, comment valoriser cette voie aux yeux des élèves ?

Face à toutes ces inquiétudes moult fois formulées, vous nous encouragez, Monsieur le Ministre, à « faire confiance au terrain », dans le cadre d’une autonomie renouvelée des établissements. Cette autonomie risque malheureusement, une fois de plus, de se traduire par un accroissement des disparités entre lycées, sinon des guerres intestines entre disciplines et collègues, sommés de gérer la pénurie et de soumettre leur liberté pédagogique aux caprices d’un conseil aux attributions renforcées. Alors que l’accompagnement personnalisé se traduira, dans certains lycées parisiens bien connus, par un renforcement des exigences disciplinaires, on mettra ainsi en place du péri-éducatif dans les lycées ghettos, au mépris de l’égalité républicaine dans l’accès au savoir. Pour vous, Monsieur le Ministre, la norme contraint. Pour le SNALC, c’est la norme qui libère et protège au contraire, loin de la soumission aux seuls intérêts locaux.

Aujourd’hui, le SNALC dit ainsi non à une réforme qui, tout en ne résorbant aucune des difficultés du lycée, ne conduira qu’à la dénaturation des missions des professeurs, à leur caporalisation et à l’accroissement de toutes les inégalités déjà inadmissibles pour une Ecole qui se dit – mais pour combien de temps encore !- républicaine. »

Le ministre a sagement écouté (cela a pris près de trois heures) les déclarations des uns et des autres, y a rapidement répondu en remerciant encore, puis il est parti avec son cabinet (sourires et poignées de mains — ils le valent bien…), laissant Jean-Louis Nembrini, patron de la DGESCO, mener le jeu passionnant des amendements et des votes.

Précisons : le cabinet peut très bien adopter un amendement sans vote (ce fut le cas pour la plupart de ceux, innombrables, de la FCPE, du SGEN et de l’UNSA), ou le mettre aux voix — et là encore, il peut ne tenir aucun compte du résultat — puisque le CSE est consultatif. Claire Mazeron proposa ainsi de préciser que l’on pourrait certes inviter des personnalités extérieures à l’établissement pour participer au « conseil pédagogique » (la future garde prétorienne des proviseurs), mais dans le cadre strict de la laïcité. Bonne idée. Les représentants du privé ont logiquement voté contre, le SGEN — tartuffe un jour, tartuffe toujours — s’est abstenu, la FCPE et l’UNSA ont voté pour, la FSU et consorts ont refusé de prendre part au vote (pour ne pas avoir l’air d’appuyer des « amendements à la marge », comme ils disent — il y avait pourtant là matière à déroger à ses propres règles), bref, l’amendement est tout de même passé, — et n’a pas été retenu par le ministère : vous pourrez donc, dès septembre prochain, inviter Tariq Ramadan aux prochaines agapes pédagogiques de votre établissement. Merci qui ?

Résultat des courses : le tutorat généralisé (demande expresse de la FCPE), les proviseurs nouveaux coaches d’établissements largement autonomes (qui veut parier qu’il y en aura qui seront plus autonomes que d’autres, et que les options les plus intéressantes ne seront pas proposées par tous ?), le SGEN protestant encore contre la possibilité d’une option Histoire en Terminale S (pourtant, la réforme a fait de son mieux pour anéantir l’élitisme, ce cancer qui, comme chacun sait, ronge le système scolaire français), les Maths ou la Physique-Chimie en occitan ou bas-breton (si ! ce fut un amendement UNSA / SGEN — accepté) et la section Littéraire délittéralisée (on ne peut pas être en même temps au four, au moulin, et en accompagnement personnalisé). Une proposition visant à rajouter une option technologique en Seconde (afin que les élèves de la voie techno ne soient pas obligés de se farcir des options générales fort décalées) a été repoussé — de toute manière, les STI et les STG ne verront leur sort fixé qu’en mars. Juste avant ou juste après les Régionales ?

Pendant les débats (est-ce bien le mot ?), un brouillon de communiqué inter-syndical circulait de main en main, pour aboutir à un texte définitif publié en sortant — à 10 heures du soir — d’une séance éprouvante et parfaitement stérile (5).

Le ministère, hôte exemplaire, a fourni des sandwiches variés à tout ce beau monde affamé — avec de l’eau fraîche : pourtant, la cave du ministère, je ne vous dis que ça — et un syndicaliste assoiffé (pléonasme ?) mériterait d’être caressé dans le sens du poil et des papilles.

Bref, ça y est : la réforme est passée.

Au grand dam des vrais pédagogistes. Pendant que le CSE s’éternisait, Philippe Meirieu, Marie-Christine Blandin et Cécile Duflot mettaient la dernière main à un article paru dans le Monde (6), protestant énergiquement contre ce qui pourrait rester d’esprit républicain dans les lycées de la République, qui se porteraient bien mieux s’ils passaient sous pouvoir régional…

Les enseignants qui, aux prochaines Régionales, voteront pour les Verts, en Rhône-Alpes ou ailleurs, savent désormais à quoi s’attendre — et ils ne pourront pas dire qu’on ne les a pas prévenus. Le ministre défait l’Education nationale d’une main, les pédagos-Verts le détricotent de l’autre : pourquoi ne pas donner tout de suite les clés de l’Ecole au Privé et aux imbéciles, et aller à la pêche ?

Jean-Paul Brighelli

PS. CSE du 10 décembre : réforme du lycée. Résultat des votes

Les syndicats de l’intersyndicale (SNES-FSU, SNEP-FSU, SNFOLC, CGT Educ’action, SNALC-CSEN, SNCL-FAEN, SUD Education, SNETAP-FSU) et la FSU ont voté contre les 4 projets de décrets.

« projet de décret relatif à l’organisation et au fonctionnement des EPLE » : 32 votes pour (Unsa-Éducation, Sgen-CFDT, Ligue de l’enseignement, Snia-IPR notamment), 26 votes contre (FSU, Snalc, FO, CGT, SUD, UNEF, UNL notamment), 7 abstentions dont la FCPE, et 5 refus de vote.
« projet de décret relatif aux enseignements du second degré des voies générale et technologique et à l’information et l’orientation » : 35 votes pour (dont Unsa-Éducation, Sgen-CFDT), 20 votes contre, 13 abstentions dont l’UNL et la FCPE, et aucun refus de vote.
« projet d’arrêté relatif à l’organisation et aux horaires des enseignements de la classe de seconde » : 32 votes pour (dont Unsa-Éducation, Sgen-CFDT), 19 contre, 15 absentions (dont UNL et FCPE), 0 refus de vote.
« projet d’arrêté relatif à l’organisation et aux horaires des enseignements du cycle terminal » : 22 pour (dont Unsa-Éducation), 22 contre (dont l’UNL et la FCPE), 13 abstentions et 7 refus de vote. Cette répartition s’explique en partie par le refus de vote du Sgen et de la Fep-CFDT qui réclamaient la suppression totale de l’histoire-géographie en terminale S.

 

Notes

(1) Excellente édition en Garnier-Flammarion commentée par Catherine Kintzler. Pub gratuite.

(2) Voir http://www.snes.edu/Nouvel-article,18155.html

(3) http://www.snes.edu/CSE-du-10-decembre-Declaration-d.html

(4) http://www.fsu.fr/spip.php?article1977

(5) http://www.snes.edu/Reforme-du-lycee-Le-ministre.html

(6) http://www.lemonde.fr/opinions/article/2009/12/11/lycees-changer-le-logiciel-par-cecile-duflot-marie-christine-blandin-philippe-meirieu_1279573_3232.html#ens_id=1229424