J’ai été invité, il y a quelques semaines, aux journées pédagogiques du SNALC à Nice. Bien sûr, j’aurais pu parler de la réforme du lycée, mal engagée, de la nécessaire réforme du collège, encore dans les limbes, de la formation des maîtres, « a tale, told by an idiot , and signifying nothing», ou de la « mastérisation », projet brouillon défini dans l’urgence — quelle urgence ? Mais de tout cela, nous étions les uns et les autres déjà convaincus. De surcroît, la spécialiste nationale des questions de pédagogie en avait fait le tour avec maestria : inutile de répéter ce qui venait d’être clairement exposé.

J’ai donc raconté ce que j’appellerai « le dilemme d’Anthony ».

Anthony est l’un de mes élèves, au lycée Thiers à Marseille. Dans une classe de « SPE » qui n’existe nulle part ailleurs, une sorte de propédeutique aux IEP, réservée aux meilleurs élèves des trois lycées ZEP de la ville. De la discrimination positive intelligente, au fond : remonter en un an au niveau requis par les concours, pour toutes les disciplines, des élèves méritants, mais dont la formation initiale, en milieu hostile, les handicape par rapport à leurs homologues de lycées « classiques »…
Quelques jours auparavant, ce brave garçon — futé, sportif, l’un des plus délurés des loustics de la classe, « au demeurant le meilleur fils du monde » — m’avait lancé, à propos de la technique de séduction de Bel-Ami, que nous étions en train d’étudier : « M’sieur, comment on fait pour draguer les hypokhâgneuses ? » Comme ça, de but en blanc. Le retour en direct live du refoulé.
« On n’est pas sérieux quand on a dix-sept ans », disait Rimbaud. Anthony avait l’œil qui pétillait, mais derrière la provocation assumée de sa question, j’ai discerné une interrogation plus essentielle — l’informulé trouve toujours sa voie, n’est-ce pas…
L’Hypokhâgne BL, que j’ai aussi, est mitoyenne — et fortement féminisée de jeunes, jolies et intelligentes jeunes filles. Un simple mur sépare les deux classes…
Mais voilà, il n’existe pas de « simple mur ». Le vrai obstacle, Anthony l’avait bien perçu, est intellectuel. Entre ces deux classes, entre ces divers élèves qui venaient de passer les mêmes Bacs (ES et S, pour la plupart), se dressait une grande muraille culturelle. Deux classes différentes — à tous les sens du terme.
En théorie, ils avaient bénéficié les uns et les autres du même enseignement, dans le même cursus, avec les mêmes programmes. Et passé les mêmes Bacs, avec le même succès, et les mêmes mentions. À l’arrivée pourtant, rien de plus dissemblable. Et les élèves de SPE l’ont bien senti dès leur arrivée dans ce lycée antique et solennel, l’un des trois premiers créés par Napoléon, où avaient étudié, dans la même classe, Marcel Pagnol et Albert Cohen — entre autres. Et où j’ai été moi-même élève — en prépas, justement. J’y reviendrai. Ils l’ont si bien senti que, dans les premiers jours, et même un peu plus, ils restaient dans leur salle, se hasardant à peine jusqu’à l’escalier le plus proche, prompts à réintégrer leur tanière. N’osant pas bien se mêler aux filles et fils de la bourgeoisie marseillaise qu’abrite, pour l’essentiel, l’aile « prépas » de cet honorable établissement, qui, dans son architecture même d’ancien couvent reconverti, est à des années-lumière des structures « modernes », c’est-à-dire hautement bio-dégradables, des trois lycées où ils avaient fait l’essentiel de leurs études.
Pour parachever le tableau, Thiers est un établissement qui abrite tout le cursus, de la Sixième aux Prépas — et tous les établissements qui perpétuent cet ancien système sont en moyenne bien meilleurs que ceux qui ont choisi entre Premier et Second cycle — bien meilleurs surtout pour les élèves. Avec un règlement intérieur (l’interdiction des portables, par exemple) qui laissa initialement rêveurs mes loulous.

« M’sieur, comment on drague les hypokhâgneuses ? »
J’avais justement un paquet de dissertations que j’allais rendre, l’heure suivante, aux dites hypokhâgneuses (qui sont flanqués de dignes hypokhâgneux, que les filles de SPE, pour diverses raisons toutes mauvaises, n’osent pas séduire). Je les ai distribuées à ces jeunes gens si anxieux de connaître la langue de l’autre — parce que tout le problème est là, évidemment. Exclamations diverses — « M’sieur, il n’y a même pas de fautes ! », « Il y a des tas de citations et de références ! » « M’sieur, vous leur mettez de meilleures notes qu’à nous… »
Encore que le dernier point n’était pas ce qui les choquait — au sens pur du terme — le plus. L’objet premier d’ébahissement, c’était la langue, du moins une maîtrise de la langue différente de la leur, et le réseau de connivences culturelles tissé dans des copies dont je trouvais, par ailleurs, qu’elles étaient encore loin de ce que j’attendais — mais que ces déshérités de la culture et de l’Education situaient dans un espace inatteignable.
– Voilà, dis-je, mon ambition, cette année, c’est de vous rendre aptes à draguer les hypokhâgneuses. Et par ailleurs, ajoutai-je, cela devrait suffire pour vous hisser au niveau attendu dans les concours que vous présenterez.
Toujours coupler l’objectif scolaire et le désir… On n’a pas attendu les pédagogues lyonnais pour le savoir.

Ainsi parlai-je devant les congressistes du SNALC niçois. Une petite dame à l’œil espiègle prit la parole à la fin de ma parabole, se présenta comme prof de Khâgne AL à Masséna — l’un des meilleurs lycées du Midi —, et avoua que son ambition à elle était de permettre à ses élèves, la fine fleur de l’intellect azuréen, de draguer les minettes de Fénelon (ou Henri IV, ou Saint-Louis, ou Louis-le-Grand, l’un ou l’autre de ces établissements situés dans le triangle d’or des prépas parisiennes). Parce que, expliqua-t-elle, l’écart entre les meilleurs ici et les meilleurs là-bas était aussi grand qu’entre les gosses issus des quartiers défavorisés de Marseille et ceux arrivant d’établissements prestigieux de la même région — privés ou publics.
Et je me suis rappelé que dans ma propre hypokhâgne marseillaise, en 1970-1972, nous avions été 12 à intégrer les diverses ENS. 12 — dont l’actuel représentant de la FSU, Gérard Aschieri. Aujourd’hui, quand il y en a deux, on ouvre le champagne…
C’est que les bons élèves de 1970, ces « héritiers » que fustigeait Bourdieu et qui ne l’étaient pas toujours, et bien moins qu’aujourd’hui, restaient sur place. À présent, ils appartiennent à des milieux suffisamment huppés pour se trouver une tante ou une grand-mère qui les domicilient sur la Montagne Sainte-Geneviève, ou leur offrir un studio dans le même quartier. Le taux d’enfants issus des classes populaires, et intégrant des grandes écoles, en quarante ans, est passé de 12% à… moins de 2. Ecole, ton nom moderne est Endogamie.

Cette anecdote, à laquelle je ne veux pas donner plus de sens qu’elle n’en a, est néanmoins éloquente sur plusieurs points.
D’abord, les concours supérieurs, pierres de touche de l’élitisme à la française, supposent une connivence linguistique et culturelle que les élèves de ZEP n’ont pas — et n’acquerront qu’au prix d’efforts insensés. Ensuite, le même Bac — la même étiquette — renferme des niveaux fort différents, malgré une identité de résultats et de mentions (les SPE ont fait la même collection de mentions Bien et Très bien dans leurs examens que les HKH, comme on dit dans le jargon des prépas). Aucun de ces élèves n’a sérieusement étudié un texte antérieur au XIXème siècle. Aucun n’est jamais allé au théâtre, n’a volontairement franchi le seuil d’une grande bibliothèque, ne passe de temps à fureter dans les librairies. On ne leur a pas donné les armes, ni linguistiques, ni culturelles — ni les réflexes pour les acquérir. Enfin, à vouloir à toute force leur « parler », on les interdit de parole, tout bonnement : ou du moins, on leur suggère que toute drague hors de leurs quartiers serait accouplement exogène, voué à l’échec — que toute espérance professionnelle hors de chez eux est forcément illusoire. Le rapport Pochard ne préconisait-il pas de créer un concours spécial de recrutement pour étudiants issus des ZEP et désireux d’y rester ? Tu es né dans la rue ? Tu y restes.

C’est contre la fatalité sociale qu’on a inventé l’Ecole de la République. C’est contre le discours lénifiant de ceux qui, tout au fond d’eux, veulent maintenir les barbares de l’autre côté du périph’, si je puis ainsi m’exprimer, qu’il faut se battre. Et l’égalitarisme qui sévit depuis plus de vingt ans dans les discours officiels ne fait qu’entériner les différences sociales et culturelles, alors même qu’il prétend l’éradiquer : l’hypocrisie est la qualité la mieux partagée par les bourgeois de droite et les bobos de gauche.
Anthony, mon ami, en vérité je vous le dis : ce ne sera pas facile. On vous a enseigné le minimum vital — le socle ! —, et malgré toutes vos belles qualités, malgré votre appétit de savoir et de promotion sociale, malgré votre désir, ce minimum-là est insuffisant pour draguer les jeunes filles de bonne famille qui vous attendent peut-être de l’autre côté de la cloison. Et il va vous falloir de la patience, de l’obstination, et une capacité de travail bien supérieure à la leur pour abattre le mur — parce que le système éducatif dans lequel on vous a élevé a édifié l’obstacle patiemment, de renonciation pédagogique en baisse concertée de niveau, — en prétendant le détruire.
Et pour commencer, Anthony, mon cher, dites dorénavant « séduire » au lieu de « draguer » !

Jean-Paul Brighelli

PS. Il m’apparaît que je l’ai appelé Anthony, au lieu de le prénommer Mouloud ou Mohammed, comme la majorité de ses petits camarades de classe. La Halde va m’en vouloir, c’est sûr. Mais si Anthony a formulé la question, c’est aussi parce que Mouloud, ou Idriss, ou Mohamed, n’en sont même pas à espérer draguer les hypokhâgneuses. Dans l’école du désespoir pédagogique, dans les Zones d’Exclusion Programmée, on ne drague pas, mon bon monsieur — pas les filles et fils de bourgeois. Ah, ils ont bonne mine, tous ces Saint-Jean-Bouche-d’Or qui se répandent en cris stériles, « Egalité ! », « Fraternité ! », et qui pour rien au monde n’admettraient que leur fille leur rejoue « Devine qui vient dîner » ! (1)

(1) Apparemment, le film de Stanley Kramer, avec Spencer Tracy, Katherine Hepburn et Sidney Poitier n’est pas disponible ailleurs que sur des sites d’occasions. C’est bien dommage.

DERNIERE HEURE

Je reçois un courrier qui m’alerte sur la disparition programmée des I.U.T. Je le relaie tel quel.

« Les Instituts Universitaires de Technologie sont actuellement confrontés à de graves attaques de la part du Ministère. Le site « Sauver l’Université résume ainsi le problème d’actualité brûlante qui émeut étudiants et enseignants :

« Dans le cadre de la mise en application de la nouvelle loi « Libertés et Responsabilités des Universités » (LRU), le nouveau système de répartition des moyens par l’Etat retire toute dotation directe (financière et humaine) aux IUT. Ceux-ci négocieront désormais leurs moyens au sein de leurs universités de rattachement pour des formations qui pourront devenir celles que décideront les conseils d’administration d’université. »

Autrement dit, les IUT ne seront plus libres de rien dans la gestion de leurs moyens : le système de financement appelé S.Y.M.P.A. (ça ne s’invente pas !) attribuera l’ensemble des moyens à l’Université, qui décidera ensuite ce qu’elle fera de cet argent (libre à elle de le donner ou non aux IUT, et de leur demander de l’utiliser à telle ou telle fin).

Une lettre a été adressée par Jean-François Mazoin (IUT A Paul Sabatier à Toulouse) à l’ensemble des chefs de département des 116 IUT de France. Tous les cours en IUT seront suspendus mardi 25 novembre (il semble que, même lors de la révolte contre Claude Allègre, cela ne s’était pas produit).

Dans l’esprit du système S.Y.M.P.A., les IUT seront en effet réduits au simple rôle d’exécutants d’un budget décidé par l’Université, alors qu’ils étaient jusqu’ici responsables des moyens qui leur étaient directement attribués par l’Etat. La journée de mobilisation des IUT le mardi 25 novembre et la pétition en ligne lancée par l’Association des Directeurs d’IUT ont pour but de s’opposer à cette réforme, qui introduira nécessairement de graves disparités entre IUT, et qui rendra les IUT financièrement et administrativement dépendants des décisions de leur Université de rattachement.

La pétition peut être signée au lien suivant : http://www.iut-fr.net/petitions/?petition=2 Quand on connaît le rôle d’ascenseur social que jouent les IUT envers les bacheliers de classes sociales modestes et moyennes, on se dit que le gouvernement a bien tort de négliger des formations qui ont l’avantage d’être courtes, ambitieuses et efficaces.