La carte scolaire s’est invitée dans la campagne électorale. D’aucuns, à gauche comme à droite, veulent la supprimer, ou l’amender en profondeur. Et pour une fois, je ne serai pas plus royaliste que Ségolène…
J’ai donc demandé à de nombreux enseignants, parents (les enseignants, d’ailleurs, sont aussi parents, souvent), et chef d’établissements ce qu’ils en pensaient. Ce qui suit est une note de synthèse, à laquelle, par excès d’humilité, j’ai ajouté in fine mes propositions personnelles.
Un premier point, qui fait la quasi unanimité : personne ne veut casser la carte scolaire. Tout le monde, en même temps, est bien conscient non seulement de ses limites, mais de ses aberrations. Si elle a été instituée pour créer de la mixité sociale (et je ne suis pas bien sûr que ce fut son projet initial), elle a en fait instauré, çà et là, des ghettos scolaires doublant le ghetto social. S’y ajoute souvent un ghetto ethnique, qui d’ailleurs ne pose pas forcément problème.
C’est ce que Brigitte Perucca (rédactrice en chef du Monde de l’Education, pas forcément ma tasse de thé, mais je sais reconnaître un rraisonnement quand il est bon — c’est-à-dire quand il ressemble au mien…) analyse avec une certaine perspicacité (Octobre 2006) :
« Est-il nécessaire de le redire ? La carte scolaire ne garantit plus la mixité sociale, pour la simple raison que l’immense majorité des quartiers ne sont plus mixte socialement. Toute personne qui suit les questions d’éducation — c’est le cas de Nicolas Sarkozy et de Ségolène Royal — sait aussi qu’une ségrégation scolaire s’est ajoutée au fil des années à la ségrégation sociale, que l’école ne se contente pas de subir les inégalités territoriales, qu’elle les fabrique aussi. D’où vient alors le malaise ressenti aux déclarations des candidats présumés à la présidentielle ? Sans doute de la nature même de l’argument invoqué, cette « liberté qui, selon eux, serait due « à tous les Français ».
Et de se demander quelle liberté, dans un système où ceux qui savent (enseignants et journalistes en tête, mais classes moyennes dans leur ensemble — les seules concernées, la « upper class » vivant dans des lieux chimiquement pur de toute mixité…) contournent allègrement les contraintes, par le choix de la « bonne » section, de la « bonne » option, de la domiciliation de complaisance, ou simplement en recourant au privé…
Une remarque, au passage : la FCPE, qui n’en est pas à une démagogie près, demande l’inclusion des établissements privés ans la carte scolaire. Pure provocation, à laquelle il est inutile de répondre : il ne faut pas plus désespérer Neuilly-Passy-Auteuil que Billancourt…
Brigitte Perucca note en fin d’édito qu’à côté de ce joli mot trompeur de « liberté se dressent encore d’autres mots piégés, comme « égalité » (des chances), équité, fraternité — et laïcité.
Il ne peut donc pas être question de renoncer brutalement à la carte scolaire (sur plus d’une centaine d’enseignats, proviseurs, et parents je n’ai recueilli qu’un seul témoignage, celui d’une militante de la PEEP, membre de l’UMP, qui appartient cependant à l’une des sectes anti-pédagogistes où j’émarge discrètement). Avec comme argument la liberté, justement, la responsabilisation des parents dans l’éducation de leurs enfants, et un argument qui mérite plus d’attention :
« Personnellement j’apprécie les réformes que le Ministre de Robien a lancées et j’aspire à ce que le mouvement soit maintenu et renforcé. Personne ne peut reprocher à des parents, bien au contraire !, que dans le champ de quasi-ruines qu’est devenue l’Education nationale ils essaient de choisir pour leurs enfants, ce qui tient encore plus ou moins debout. Mais la vraie urgence, c’est de relever les ruines, de reconstruire l’école, de donner à tous les enfants de tous les milieux une instruction sérieuse et solide. Car sous la carte scolaire dont tout le monde parle, il en existe une autre, encore plus inégalitaire : celle qui divise les familles qui paient des cours de rattrapage à leurs enfants et les familles qui n’en ont pas les moyens. Le vrai boom que connaissent ces cours parallèles est un signe de très mauvaise santé de notre système d’enseignement – j’allais écrire « de notre système éducatif » tant nous sommes habitués à considérer l’Etat comme en charge de l’éducation, alors que c’est le domaine des parents. Au plus l’Etat s’est occupé d’éducation, au moins il s’est occupé d’instruction, créant des dégâts énormes …que la carte scolaire a pour effet de maintenir voire d’amplifier. Ce système doit être réformé en profondeur. La disparition de la carte scolaire est un élément nécessaire mais pas suffisant de cette réforme. »
C’est en fait, quelle que soit la philosophie politique de mes grands témoins, la seule constante : toute réforme de la carte scolaire ne peut passer en vérité que par une réforme pédagogique. Quand les écoles, collèges et lycées de certaines zones ne feront plus peur à personne, les classes moyennes recommenceront à y envoyer leur enfants, surtout si les établissements de secours n’offrent rien de plus alléchant. Le recours au privé doit rester un droit, pas une démarche forcée.
« Rien de plus alléchant » : il suffirait presque de renverser la vapeur, et de donner aux collèges les plus déshérités les options les plus « nobles ». Non pas « Viande 1 », et « Technicien de surface », comme dirait Tom Sharpe (avez-vous lu l’hilarante série des Wilt ?), mais latin-grec-chinois et menuiserie d’art.
À la limite, plus un établissement sera marginalisé (par exemple certains collèges « désectorisés » — j’en ai un sous la main, à Montpellier, particulièrement saignant — qui ont à charge de recueillir les exclus de tous les autres collèges), plus il devrait être attractif. Même si je n’ai jamais pensé que l’on pouvait récupérer tous les élèves en situation d’échec : les « 100% d’une classe d’âge au Bac », que me lance au visage Phlippe Meirieu à chacune de nos rencontres n’est que pure démagogie, ou pure polémique.
Globalement, il ne peut plus être question de faire de la garderie en implorant les élèves de « construire eux-mêmes leurs propres savoirs ». Il faut impérativement revenir à un socle dur — en éliminant toute cette enflure des programmes que dénonce Davidenkoff dans son dernier livre (Jules Ferry, réveille-toi, ils sont devenus fous). J’ai déjà écrit (dans la Fabrique du crétin) que restaurer les disciplines restaurera, à terme, la discipline.
C’est le leitmotiv de 90% des enseignants-parents-proviseurs interrogés. Et je crois que Meirieu finirait par nous donner raison, sur ces bases.
Resterait bien sûr après à définir des programmes…
Autre point qui me paraît prioritaire : dresser une carte de France solide des points noirs.
Ce n’est pas pare qu’un établissement est dans une ZEP qu’il est forcément déficient. Ce n’est pas parce qu’il est « ethniquement pur » qu’il pose problème. Un collège de Montpellier, jadis enfer scolaire, revient à la normale depuis que les enfants de Maghrébins y sont tranquillement majoritaires (depuis en fait que les gitans affectés sur cet établissement ont été éclatés entre divers collèges). Aucune communauté n’est en soi problématique, et nombre de parents immigrés de première ou deuxième génération gémissent après un système qui donnerait à leurs enfants toutes ses chances : si bien qu’à Marseille, entre autres, de très nombreux Musulmans ont inscrit leurs enfants dans le privé, y compris le privé confessionnel catholique, qui leur paraît autrement sérieux que l’école publique de leur secteur.
L’unicité ethnique peut même être un gage de sérieux (ainsi dans le XIIIe à Paris, où aucun enseignant ne se plaint d’avoir des élèves majoritairement Chinois, quand bien même leurs parents ne parlent pas un mot de français). Le lycée Turgot, dans le IIIe, où cohabitent Maghrébins et Africains du XIXe arrondissement, Chinois et Asiatiques de Belleville, et Juifs du Marais, souffre de cette confrontation (il avait servi de cadre à un reportage il y a deux ans de Cyril Denvers, « Quand la religion fait la loi à l’école », qui avait fait du bruit à l’époque), un jeu létal d’où seuls les Asiatiques tirent leur épingle : la mixité peut donc être source de problèmes — et j’irais volontiers jusqu’à dire qu’elle l’est le plus souvent, tant les tensions sont vives entre « Blancs » (les « Céfrancs », dans le langage de certains) et Blacks ou Beurs. Fabriquer à tout prix de la mixité peut conduire à des drames.
Alors, quelles propositions ?
1. Procéder à une évaluation exacte, département par département, de la situation.
2. Lancer une idée de « sectorisation à géométrie variable » — aussi évolutive qu’une carte électorale, qui suit les évolutions de populations… Ce sera mon slogan du jour.
3. Créer des commissions paritaires Rectorats / Conseils généraux / Régions, qui définiront elles-mêmes les modalités.
L’Etat passera ainsi le relais à des institutions majoritairement de gauche, qui fixeront elles-mêmes à quelle sauce seront mangés leurs électeurs (ce qui les engagera pour les années à venir).
4. Inciter à multiplier les initiatives comme celle du Conseil général du Nord-Pas-de-Calais (Libération du 22-9), où ils préfèrent détruire et reconstruire ailleurs les établissements à problèmes plutôt que de les rénover — ça ne coûte pas plus cher. Bref, conformément à ce que préconisaient Alphonse Allais et moi (dans À bonne école), installer les ZEP à la campagne. L’Etat pourrait encourager ces initiatives, ça ne lui coûterait rien…
5. Repenser les options, les sections et les programmes — ce qui est un travail de plus longue haleine, mais le plus important.
À vous, désormais, d’enrichir cette base qui paraîtra certainement maximaliste à certains — et insuffisante à d’autres.
Jean-Paul Brighelli