Le rapport Philip (1), commença le proviseur, suggère des pistes qu’il nous faut dès à présent considérer, peut-être même emprunter : c’est tout l’objet de notre réunion.

   Les profs de prépas du lycée étaient réunis dans la vaste salle polyvalente, et écoutaient assez sagement — moins les apartés inévitables entre enseignants qui furent, pour la plupart bons élèves, et ne demandent qu’à devenir vilains garnements dès que l’occasion leur en est offerte. Le rapport Philip ? Il suggère, expliqua le Proviseur, des rapports nouveaux entre Universités et grandes Ecoles. Il s’appuie sur le Protocole de Bologne — cette uniformisation de l’enseignement européen qui vise à aligner la France sur un modèle qui n’est pas le sien, et qui ressemble à s’y méprendre au modèle allemand. La loi LMD fut le premier enfant de cette structure bâtarde, et l’Université française, qui fonctionne largement (BTS, IUT, et Classes Préparatoires) sur un cycle initial de deux ans, et non trois, fut sommée de s’y plier : d’où les discordances entre accords signés et réalité du terrain.

   Ce qui explique sans doute la soudaine sollicitude des archontes pour les classes préparatoires, que l’on tente de rassurer tout en amorçant un rapprochement avec une Université qui, à franchement parler, n’a pas grand-chose à voir avec ce qui se mijote en Psi* ou en Khâgne — pas même le langage. Mais une Université qui a des vues sur le budget des Prépas : un élève coûte 12 000€ par an ici, un étudiant pas tout à fait 9 000 là-bas : manne céleste, ont conclu les Universitaires, qui lorgnent sur le magot pour en faire… eh bien, justement, on ne sait pas trop quoi.

   Les chiffres bruts, bien entendu, mentent : le retour sur investissement des Classes préparatoires, dont la plupart des élèves intègrent une Grande Ecole (elles ont considérablement diversifié leur offre ces dernières années) n’a rien à voir avec celui des Facs, dont 50% des étudiants échouent dès la première année. Pourtant les Universités font tout ce qu’elles peuvent pour les retenir, quitte à falsifier les notes et le niveau — parce qu’un étudiant qui s’en va, c’est une subvention qui s’évapore. C’est tout l’objet du dialogue de sourds, ces derniers temps, entre un gouvernement qui dit aux Universitaires : « Le master conduisant aux métiers de l’enseignement peut mettre l’accent sur la « professionnalisation » plus que sur les disciplines, puisque vous avez octroyé une Licence disciplinaire à vos étudiants », et des Universitaires qui savent que les Licences qu’ils ont distribuées valent… ce qu’elles valent.

   – Le rapport préconise la création de Classes Préparatoires en Université, continua le Proviseur — avec un œil assez gourmand, à vrai dire, qui était un pré-commentaire, « tongue in cheek », de ses propos.

   Sourires dans la salle. Des Prépas en Université ? À la bonne heure ! On allait donc voir enfin bosser — au sens où on l’entend en Prépas — des Universitaires qui rechignent souvent à préparer au CAPES ou à l’Agrégation, et, ces jours-ci, s’effarouchent à l’idée de travailler deux heures de plus (ce qui, certes, permettra de supprimer quelques postes — économies de bouts de chandelles), eux qui, disent-ils, se consacrent à la Recherche (majuscule, s’il vous plaît), et sont là par la grâce d’une Thèse sur la pensée Meirieu. On allait surtout voir les Facs instaurer un système de sélection à l’entrée, qui est appelé par les vœux de toute la communauté enseignante, à part les permanents du SNE-Sup et du SGEN (et encore, il faudrait demander à leurs membres, et non aux directions nationales), et les bavards de l’UNEF, dont l’ancien dirigeant, Bruno Julliard, est aujourd’hui chargé des questions d’Education rue de Solférino — nous n’avons pas fini de rire.

   La proviseur-adjoint prit à son tour la parole.

   – Nous avons finalement fort peu de démissions dans les premiers mois de la première année, expliqua-t-elle. Et encore, les élèves démissionnaires ne sont pas forcément ceux qui ont le plus de difficultés…

   – C’est sûr, marmonna un loustic à ma droite, ils restent chez nous — bien à l’abri des facs, dont ils ne veulent sous aucun prétexte.

   Jamais, en effet, les demandes d’entrée en Prépas n’ont été si nombreuses, alors même que les élèves, quand on les interroge, ne savent pas franchement à quelle carrière ils se destinent : ils sont simplement à l’abri de la médiocrité universitaire, du laisser-aller, des cours mal assurés, des grèves permanentes, de l’absentéisme massif et du glandage institutionnalisé.

   Mais, en même temps, jamais les élèves qui nous arrivent n’ont été si mal préparés — aussi bien dans leurs aptitudes que dans leurs attitudes : ils sont de plus en plus « consommateurs », n’hésitant plus à déplacer à leurs gré les heures de khôlles (2), à faire sauter un DS (Devoir Surveillé) redouté, voire à protester quand la note n’est pas à la hauteur de leurs espérances. Toutes expériences communes en Fac, et qui viennent de ce règne de l’enfant-roi instauré par les pédagogies nouvelles depuis quelques années. « C’est surtout depuis dix ans, constat un collègue, depuis la réforme du Second cycle…

   – Viala, précisa quelqu’un. La réforme Viala. Un nom à ne pas oublier.

   – C’est cela, reprit le premier. Eh bien, depuis une dizaine d’années, nous avons vu le niveau descendre régulièrement. Au point que nous sommes obligés d’imaginer des propédeutiques aux classes préparatoires, des « années-zéro » destinées à donner à nos futurs élèves les réflexes…

   – Et le langage, ajouta un autre…

   – Et le langage nécessaire à comprendre ce qui se fait ici.

   Nous arrivions au cœur de la question. J’ai déjà exposé ici même (voir « L’art de la drague ») combien le problème majeur de certains élèves, arrivant tout droit des ZEP marseillaises, était centré sur le langage — et les connivences culturelles. Même les enfants des classes aisées — qui par parenthèse sont bien plus nombreux aujourd’hui en prépas qu’il y a une trentaine d’années (3), l’ascenseur social s’étant définitivement mis en panne, grâce à l’égalitarisme imposé et au collège unique — n’ont plus forcément les réflexes culturels jadis stigmatisés par Bourdieu : l’un des effets les plus remarquables du pédagogisme est d’avoir partiellement acculturé les classes dominantes, et fait de la France une nation d’ilotes satisfaits, à quelques exceptions près. Et justement, je ne me satisfais pas de ces exceptions : tout se passe comme si les instances avaient décidé de privilégier les privilégiés, de les charger d’être les cadres du futur, au détriment des talents qui pourraient, qui devraient émerger de la masse, et qu’on laisse de plus en plus aux portes du temple où est adoré le veau d’or.

   – Comment augmenter le nombre des boursiers en Prépas  continua le Proviseur derrière ses moustaches. Nous en sommes actuellement à 20% en Première année — un nombre tout à fait satisfaisant. Reste à voir si ces élèves passent en deuxième année, et s’ils réussissent, en bout de cursus… Peut-être en multipliant les heures de soutien, de tutorat — de remédiation, pour employer le mot à la mode…

   – C’est d’une année supplémentaire initiale qu’ils ont besoin, affirma un collègue. Une propédeutique. Une année qui tâche de réparer les dégâts de quinze ans de gabegie pédagogique (4)… Ce que nous faisons en SPE-IEP… Et qui commence à se faire ailleurs… À Lakanal, par exemple…

   – Pas question, en tout cas, de demander aux Grandes Ecoles, à l’instar de Sciences-Pô Paris, d’ouvrir leurs portes sans concours à des élèves choisis par les nouvelles dames patronnesses dont l’exemple-type est l’inénarrable Richard Descoings, le coupa un autre.

   L’essentiel était dit.

   Des réunions de ce type, il y en a aujourd’hui dans tous les lycées où sont ouvertes des classes préparatoires. Et ce qui s’y joue, c’est ni plus ni moins que la survie du dernier maillon résistant d’une école qui fut jadis celle de l’excellence, ouverte à tous les talents, de quelque origine qu’ils fussent. La menace, elle vient des institutions européennes, qui tirent l’ensemble du système vers le bas. Elle vient aussi bien de l’amont — ce grand n’importe quoi, qu’est devenue l’Ecole française — que de l’aval, des universités qui, par démagogie, ont recruté des dizaines de milliers d’étudiants dans des impasses (socio / psycho / Sciences de l’Education — et aujourd’hui, cours d’apprentissage de la profession de « profiler », comme  dit dans les séries américaines dont s’abreuvent les gosses). Et je préfère ne pas penser que ce sont d’abord les profs recrutés pour enseigner en impasses qui campent sous les fenêtres du ministère, effarouchés comme des vierges à l’idée que l’on puisse contester la valeur de leurs travaux sur le référentiel bondissant aléatoire, après avoir régulièrement élu des présidents d’université qui ont signé des deux mains la loi LRU qu’ils contestent si vivement.

Jean-Paul Brighelli

 

PS. Rien à voir avec ce qui précède : le collège Alain-Fournier a besoin de votre soutien massif. Toutes informations sur 

http://oui-au-college-alain-fournier.over-blog.fr/

Et vous pouvez le soutenir activement en signant la pétition en ligne :

http://jesigne.fr/ouiaucollegealainfournierfreyming

 

Notes :

(1) Voir le texte intégral du rapport sur le site de Sauvons l’Université : http://www.sauvonsluniversite.com/spip.php?article869. Christian Philip est un juriste de l’Université de Lyon-III, ancien député UMP, recteur, aujourd’hui représentant personnel du Président de la République pour les questions de francophonie.

(2) Les « colles » ou « khôlles » sont des oraux blancs, passés trois fois par an dans les matières du tronc commun. On sait que l’un des traits de l’argot des Prépas, où un élève de Première année est un bizuth — quand bien même il n’y a plus de bizutages —, et un élève de Deuxième année un « Trois demis », est d’insérer des « kh » à la place des « c » — particulièrement dans les Prépas littéraires où depuis Napoléon ils ont les genoux « khâgneux » — et d’agrémenter le tout d’accents circonflexes. Il y a un jeu permanent dans ces classes où l’on travaille intensément

(3) Autant citer à ce propos le rapport Philip : « Selon « L’état de l’enseignement supérieur et de la recherche », publié en novembre 2007 par la DEPP, si 30 % des nouveaux bacheliers inscrits à l’Université sont issus des catégories sociales les plus favorisées, ils sont 49.2 % dans les CPGE. Il y a 38.5 % d’enfants d’ouvriers et employés dans les STS contre moins de 16 % en classes préparatoires. L’analyse montre encore l’influence de l’établissement secondaire où le jeune est scolarisé en terminale. Etre inscrit dans un lycée où la moitié des élèves sont d’origine ouvrière pèse très négativement sur une orientation en CPGE. Se trouver dans un lycée où existe une classe préparatoire, être scolarisé en Ile-de-France ou dans un établissement privé, exerce a contrario un effet positif. Dans nos Ecoles les plus « cotées », la « concentration » sociale a progressé. »

(4)Soulignée d’ailleurs, dois-je dire, par le rapport Philip lui-même, qui précise : « Force est de constater que ces classes ne jouent plus le rôle d’ascenseur social qui a été longtemps l’un de leur principal mérite. Le problème n’est pas lié à la classe préparatoire en soi mais résulte des faiblesses de notre système éducatif qui ne sait plus assez aider les jeunes à se préparer aux efforts. » Il fallait que ce fût dit !