– Si tu continues comme ça j’ai peur

                              Que tu ne passes pas dans la classe supérieure…

                                        – Les différences de classes nous les abolirons,

                                              C’est pour ça qu’on fait la révolution… »

chantait Evariste en 1968 — pseudo-dialogue divertissant entre un père et son manifestant de fils. Le jeu de mots est ancien, mais ce n’est pas pour ça qu’il n’est pas significatif. Régnait alors, à en croire les sociologues des années 1960, un système figé de reproduction sociale dans l’Ecole de mon enfance — encore qu’une frange de prolétaires parvenait à « passer dans la classe supérieure » (15% des élèves des grandes Ecoles à l’orée des années 1970). Aujourd’hui, avec moins de 5%, la statistique ne camoufle même plus l’ultra-élitisme du système — et l’ultra-élitisme, justement, ce n’est pas l’élitisme, et ceux qu’il sélectionne ne sont pas forcément des élites. Nous nous sommes si bien gorgés d’égalitarisme que nous avons produit les résultats les plus inégalitaires que jamais l’école de la République ait revendiqués.

Il ne faut pas désespérer Billancourt », disait Sartre. Oui — mais aujourd’hui, on désespère aussi Boulogne. Les classes moyennes sont invinciblement tirées vers le bas, et l’Ecole réformée par les soixante-huitards est infiniment plus injuste, et « reproductrice », que l’école d’autrefois.

Tableau d’une situation pré-révolutionnaire.

 

     En haut de l’échelle, 10% d’élèves mis, dès leur petite enfance, sur la bonne trajectoire. Milieu social favorisé, assez favorisé pour se reproduire à l’identique, ou presque. Quartier chic, ou tout comme. Bonne école, bon collège, bon lycée — très bon lycée, parfois. Vacances à l’étranger, pour apprendre l’anglais ou le chinois sur le terrain. Options judicieuses. Bon Bac, classe préparatoire derrière, grande école à venir. Comme papa-maman. 80% des énarques sortis, comme on dit, « dans la botte », sont enfants d’énarques. Bourdieu en aurait hoqueté de bonheur.

     En bas, un nombre à peu près comparable d’exclus. Mauvais quartier, ZEP exemplaire, méthode idéo-visuelle, peu d’encouragements, encore moins de félicitations, collège douloureusement unique, lycée professionnel non choisi — ou, pire peut-être, une Seconde très indifférenciée (et encore, 140 000 de ces malheureux gosses quittent le système scolaire dès 16 ans, fin Troisième, pour naviguer entre petite délinquance, démerde et aides sociales). Parfois, à l’arrivée, une fac où l’on se plante à 50% dès la première année — pour ne pas parler des suivantes.

     Des uns et des autres, nous dit-on, le système a besoin. Besoin de cadres, besoin d’un volant de main d’œuvre très peu qualifiée, taillable et corvéable…

     Fausse évidence. Nous n’avons pas besoin (ou très peu — pour ramasser les pêches dans le Roussillon) de gens sans qualification — bien au contraire. L’industrie moderne, et encore plus l’industrie à venir, veut des acteurs polyvalents, capables de s’insérer dans des projets professionnels successifs et souvent fort éloignés les uns des autres. De la même manière que la science-fiction rêve de machines qui s’auto-réparent, la société libérale des années à venir aura besoin d’employés qui se forment et se reforment sans cesse. Cela suppose des bases très solides, et non un saupoudrage de bonnes intentions.

     En haut de l’échelle, il est fort dangereux de ne pas renouveler le sang des cadres. L’aristocratie a fini par crever par excès d’endogamie. La bourgeoisie prend le même chemin, et l’Ecole est l’instrument d’une reproduction qui frise l’inceste institutionnel. De surcroît, ne pas donner aux classes d’en-dessous l’espoir d’arriver tout en haut est un mauvais calcul. C’est ainsi que l’on alimente le désespoir et la violence. Ou l’abstention électorale, qui prélude toujours à la mort des républiques.

     Parce que c’est d’abord dans l’entre-deux, dans cette classe moyenne qui espérait pour ses enfants un destin meilleur que le sien, que tout se joue en ce moment. Un destin meilleur — dans la mesure où ils l’auraient mérité : les classes moyennes croient (ou croyaient ?) en la méritocratie. L’ascenseur social, métaphore bien utile pour faire croire qu’il fonctionne encore, c’est pour ces classes intermédiaires qui ont le souvenir de parents ou de grands-parents qui en ont bavé, et qui rêvent pour leur progéniture d’un avenir plus confortable que le leur. Les enseignants, par exemple. Pas très bien payés, mais imbus d’une culture de l’effort-qui-porte-toujours-ses-fruits…

     E finita la commedia… Sauf exception, il est loin, le temps où un enfant d’instit devenait prof de fac. Bienheureux s’il parvient à être lui-même professeur des écoles. Statistiquement, il aurait meilleur compte à jouer au loto.

     L’Ecole est la métaphore exacte du système tout entier. Les « fils et filles de », ceux dont l’état-civil et le carnet d’adresses comptent finalement plus que les diplômes, l’emportent depuis que la crise (pas seulement celle qui sévit actuellement : en fait, tout a commencé à dégénérer après le second choc pétrolier, et l’augmentation vertigineuse du chômage, à la fin des années 1970) a bloqué les aspirations au mieux en prétendant que l’identique, c’était déjà beaucoup — beaucoup trop.

     Les diverses lubies pédagogiques doivent se lire à la lumière de cette situation économique. L’élève-au-centre-du-système, et la substitution d’un projet « éducatif » à une ambition « instructionniste », ont constitué le prétexte idéal pour que les élèves, et leurs parents, se contentent d’un séjour prolongé en système scolaire, aussi confortable que possible, sans plus prétendre à une ambition intellectuelle qui risquait de se traduire en ambition sociale.

     Sauf ceux qui avaient les moyens d’entrer dans des écoles privées chèrement compétentes — il y en a —, ou des lycées « classiques » — il s’en trouve.

     C’est sur tous les plans qu’il faut se battre simultanément. C’est l’espoir d’un mieux qu’il faut réinjecter dans la société française, aussi figée aujourd’hui que l’était l’aristocratie de 1788. Et j’ai dans l’idée que les courtisans du libéralisme tiennent à nos dirigeants les discours lénifiants qui ont conduit Louis XVI à l’accident de santé du 21 janvier 1793.

     Cela ne signifie pas qu’il faille baisser la garde sur l’Ecole elle-même. Il faut préparer dès maintenant la sortie de crise — quand, dans quatre ou cinq ans, nous aurons immédiatement besoin de cadres et d’employés aux capacités inédites, diverses et modulables : c’est sans doute la seule chose que l’on peut dire de façon sûre des années à venir. Apprendre sérieusement à lire, écrire et compter. Transmettre une culture solide, commune. Donner les bases de toutes les formations à venir. Préparer aussi bien les ingénieurs les plus pointus que les techniciens les plus polyvalents — parce qu’il est évident que c’est dans les formations « techniques » qu’il faut ouvrir à une culture généreuse, bien plus que dans les hautes sphères de la spécialisation : c’est aux plus humbles que l’on doit donner les moyens, tout au long de leur vie, de modifier leur destin. Aux plus « moyens ». Les bons » s’en sortiront toujours — ils en sont déjà sortis…

     Dans les conseils de classe, on entend souvent des expressions du genre « moyen plus » ou « moyen moins », pour affiner le jugement sur un élève. La même chose pourrait se dire des classes sociales : à force de se sentir entraînées malgré elles vers le « moyen moins », les classes moyennes finissent par frôler l’insuffisant. Le désespérant.

     Et ce sont bien elles qui font les élections, non ? Elles ont cru, au moins en partie, aux sirènes du « travailler plus pour gagner plus ». Elles savent désormais qu’il est question de travailler davantage pour continuer à être payé — simplement. Des entreprises négocient déjà des réductions de salaires en échange de plans sociaux « aménagés » — c’est dur pour ceux que l’on « aménage », et pas drôle pour ceux qui s’accrochent. « Classes moyennes à la dérive » (1), disait déjà Louis Chauvel en 2006. Trois ans plus tard, elles sont en train de couler.

     On laisse trop de travailleurs sur le bord de la route — en se privant de leur expérience, et de leur expertise. On laisse trop d’enfants au bord de la culture — sous prétexte de gérer « l’enseignement de masse », qui a bon dos.

 

Jean-Paul Brighelli

 

(1) Collection « la République des idées, Seuil, 2006.