Je vais d’emblée pousser le ridicule jusqu’à me citer moi-même : « Les vrais enjeux du lycée, c’est au collège qu’ils se posent », disais-je au début de ma Note précédente sur la Réforme du Lycée.Et pour aller un peu plus loin : c’est au collège que se programme l’échec du lycée – l’échec présent, palpable, et, si on laisse faire les technocrates bien inspirés de la rue de Grenelle, l’échec de demain – monstrueux.

C’est que les divers cautères que Gaudemar  et ses inspirateurs veulent appliquer sur une jambe pourrie ne peuvent servir à rien, tant que l’on conserve les principes qui, depuis trente ans, gèrent le collège, et y génèrent, sous prétexte d’égalitarisme, des inégalités bien plus grandes que celles produites par les seules différences de niveau – en deux mots, l’échec et la rancoeur.

Le « collège unique », l’incantation – ou le jingle, selon la culture de référence – sur laquelle, depuis la fin des années 1970, on a construit cet échec, a l’extrême habileté d’utiliser un mot magique, « unique », pour faire croire à une égalité « démocratique » de traitement – cette fausse démocratie qui, lentement, est en train d’assassiner la République. En fait, cette pseudo unicité de traitement a produit l’hétérogénéité dont l’école crève aujourd’hui. Vouloir à toute force rassembler dans la même classe des enfants de niveaux très différents, et d’aspirations diverses, c’est condamner les plus faibles à le demeurer, quelles que soient les « remédiations » mises en place, et inciter les autres, rapidement démotivés, à en faire de moins en moins – puisqu’ils sont supposés, et leurs enseignants avec eux, s’aligner sur le niveau des plus faibles.

Le collège unique a ainsi mis en place une spirale infernale, où les difficultés réelles d’un certain nombre d’élèves nourrissent la baisse générale des exigences, le laisser-aller, la perte de sens du Brevet, et la ghettoïsation de ceux que l’on envoie vers les BEP et le Bac Pro. Carton plein.

Et parallèlement, entre la démission des uns et le découragement des autres, est né le sentiment que les petits arrangements avec la carte scolaire, ou le recours au privé ou aux cours particuliers, sont les seuls moyens de contourner ces modèles mortifères que sont devenus tant de collèges – tant il est vrai que la pédagogie du « collège unique » a produit une hiérarchisation entre collèges. La combinaison, au milieu des années 1980, du collège unique et des Zones d’Exclusion Programmée a bloqué l’ascenseur social – au moins pour ceux qui n’habitaient pas déjà dans les étages supérieurs. Quant aux récents « collèges ambition-réussite », leur naissance même entérine la faillite de l’école des pauvres.

Qui ne voit que cet écrasement des ambitions est à la source de bien des violences, produit de l’ennui et de l’échec – parce qu’il est, en lui-même, la violence originelle qui produit toutes les autres incivilités ? Lorsqu’un enseignant n’est plus honoré pour son savoir (et nous avons tous vu, en trente ans, combien le savoir a été dévalué – et les projets de formation des maîtres, où la part « disciplinaire » se réduit singulièrement, vont dans le même sens), et lorsqu’en plus il n’est plus respecté pour son salaire, dans un monde où l’Avoir s’est substitué à l’Etre, il n’y a pas à s’étonner si on le provoque, si on l’exaspère, si on le rudoie parfois, en paroles ou en actes, afin de le filmer en douce sur son portable et mettre sa déconfiture en ligne sur DailyMotion.

Qui, à part des syndicats aveugles (et ils se reconnaîtront), peut croire que les fondateurs du collège unique, messieurs Haby et Giscard d’Estaing, visaient l’égalité de tous et l’amélioration des performances ? La première génération sortie du collège unique a eu droit aux CDD, à l’incertitude générale sur le marché du travail, à la sous-qualification et aux salaires de misère. Cette lumpenisation a fait, dans les années 1980-2000, les beaux jours du Front National.

Ce que l’on appelle globalement la « baisse de niveau », si difficile à quantifier mais si évidente dans les faits, c’est, aujourd’hui, cet écrasement des consciences qui fait qu’au plus fort des exaspérations, tant de gens n’osent plus protester. La suppression du collège unique n’est pas seulement une nécessité pédagogique : c’est une urgence sociale. Non seulement pour la Gauche , qui n’a pas compris que la fonte de son électorat tenait à cette sous-prolétarisation, mais aussi pour la Droite , qui ne voit venir ni les prochaines émeutes, ni les difficultés croissantes des industriels pour recruter de vraies compétences, à tous les niveaux. Aussi paradoxal que cela paraisse, le salut du collège, et de l’Education Nationale en général, peut venir d’une action combinée des vrais républicains et des vrais industriels.

Alors que la déliquescence actuelle est le produit des vrais-faux libéraux du PS, et des plus bêtes des conservateurs. Qu’une certaine droite archaïque ait cru tenir là la recette de sa pérennité, c’est possible – même si aujourd’hui le MEDEF est le premier à réclamer des employés et des cadres mieux formés. Mais que la gauche y ait prêté les deux mains, voilà qui devrait faire lever le sourcil de ceux qui pensent encore que le libéral Delanoë est un type bien (1).

Mais l’imprécation ne suffit pas. Je voudrais, comme dans « Fin de récré », lancer quelques propositions – quelques évidences.

Que faire du collège ? Que (re)mettre à la place du collège unique ?

Il faut d’urgence diversifier les parcours, pour tenir compte des capacités – et, à terme, des aspirations – des uns et des autres.

Pour cela, il faut repenser l’organisation des cycles au collège. Opérer une coupe franche fin cinquième, et décréter, par exemple, que le premier cycle, 6ème / 5ème, puisse se faire en trois ans, en cas de difficultés majeures dans la maîtrise des fondamentaux. Même chose dans le Second cycle, 4ème / 3ème – sur le modèle de ce qu’étaient autrefois les « Premières de transition », qui permettaient, avec une année supplémentaire, de revenir d’un système professionnel dans un système général.

Cela suppose, bien sûr, que les conseils de classe soient à nouveau souverains : le passage automatique d’élèves en difficulté ne leur fait aucun bien, parce qu’ils se retrouvent automatiquement en queue de classe, et en souffrent (et toute souffrance se paie cash, en violence retournée), et dissuade les meilleurs de travailler – puisqu’il est devenu si facile de « réussir » sans effort…

Sans effort… Jusqu’au moment où la vie et le patron présentent l’addition.

Il faut également recentrer l’enseignement sur les disciplines (Français, Mathématiques, Histoire-géographie, et Langues) dont l’absence de maîtrise entraîne, à court ou moyen terme, l’exclusion sociale et professionnelle, et l’échec au long cours. Les fantasmes de « l’école tout au long de la vie » n’ont de sens que si les gens qui se forment et se reforment ont des bases solides pour étayer leurs options futures.

Comment ? Augmenter les horaires des disciplines déficitaires ? Mais vous n’y pensez pas, en ces temps de disette budgétaire…

J’y pense très fort, au contraire. Combien coûtent, aujourd’hui, ces dispositifs de « remédiation », ces heures supplémentaires ou ces primes supposées pallier des salaires en baisse de 20% sur les vingt dernières années, ces activités péri-éducatives, ces « sensibilisations » aux modes les plus éphémères, et toutes ces activités de « socialisation » des sauvageons encouragés par un système sans autorité ? Développer les apprentissages fondamentaux – sur le modèle de ce qui se dessine un peu en primaire, et que la techno-structure de la rue de Grenelle se refuse à prolonger au collège – coûterait bien moins cher que les gadgets pédagogiques qui nous entraînent dans une catastrophe sociale et culturelle – Itinéraires De Découverte et autres Programmes Personnalisés de Réussite Educative.

Bien sûr, tout cela implique une révision complète des programmes – et la liberté pour les enseignants d’arriver aux buts fixés, sans se soucier de savoir s’ils l’ont fait en « séquences »…

C’est à l’entrée en Quatrième que les parcours peuvent commencer à se diversifier. J’ai écrit ici même il y a quelques mois tout le mal que je pensais de la décision d’organiser le Bac Pro en trois ans, sans organiser en amont les filières professionnelles. On pourrait créer en collège ou en LP des classes à options professionnelles, voire un apprentissage dès 14 ans sous statut scolaire.

Bien sûr, bâtir des passerelles entre les diverses filières permettrait de ne pas enfermer les élèves dans des corridors étanches, et, à terme, améliorerait l’image de bien des sections professionnelles, trop souvent vécues, aujourd’hui, comme des impasses.

Quant aux élèves présentant des difficultés structurelles majeures, qui ne voit que leur intégration forcée dans des classes « ordinaires » est une ségrégation bien plus forte qu’une orientation en SEGPA sous la houlette d’enseignants spécialisés, dans des classes allégées ? Nous avons aujourd’hui près de 150 000 enfants qui sortent du système éducatif, fin Troisième, sans rien dans les mains. Mais qui s’est soucié vraiment de leur mettre quelque chose dans la tête ?

Les économies réalisées sur le dos des plus faibles sont à court terme et à courte vue – le genre de vue que peut avoir un ministre du Budget. Il devrait en parler à son collègue du Travail – ou de l’Intérieur. Que coûtent, en indemnités diverses, désespérance au long cours ou délinquance quotidienne, les négligences de la formation ?

Et sans doute faut-il revoir les règlements intérieurs des collèges. Cela suppose une autorité jacobine, et la mise entre parenthèses de cette « autonomie des établissements » qui peut générer le pire comme le meilleur. Le ministre a le pouvoir régalien – qu’il en profite – d’imposer aux élèves une tenue correcte, ou d’interdire les portables qui servent moins à rester en contact avec les parents anxieux de Monchéri et Moncoeur qu’à jouer, écouter de la musique en classe, s’envoyer des SMS à orthographe indécise – ou filmer, comme cela s’est vu souvent, des enseignants poussés à bout, quand ce ne sont pas les petites copines soumises à telle ou telle abomination. La discipline se déduit sans doute d’abord du rapport au travail instauré par des programmes intelligents, mais dans nombre de domaines, elle peut aussi se décréter.

Me voilà bien sérieux. C’est que l’urgence n’autorise plus les affèteries de style qui me sont trop souvent familières. Mais si le divertissement y perd, j’espère que la clarté y gagne.

Jean-Paul Brighelli

Faisons un pari. Dans l’année à venir, les médias, habilement sollicités, mettront en avant le facteur de Neuilly et le maire de Paris – ad majorem Sarkozy gloriam. Mitterrand avait joué habilement avec le Front dans les années 1980, pour renvoyer Chirac dans les cordes. Son exemple n’est pas perdu pour tout le monde.