La lecture du livre de Daniel Ménager est un bonheur constant.
D’abord, ce n’est pas tous les jours, par les temps qui courent, qu’un livre publié témoigne de l’extrême culture de son auteur. Seiziémiste de formation et de carrière, Ménager embrasse tout ce qui s’est écrit, en France et à l’étranger, depuis trois mille ans. Une paille.
Bien sûr, les hilotes — et parmi eux nombre de spécialistes auto-proclamés de la littérature — trouveront cela assommant : être confronté sans cesse à ses défaillances culturelles est une ordalie redoutable. Mais « bonheur » n’est pas un mot usurpé : on se régale à la lecture du décryptage de ce moment si peu prisé durant des siècles, cette plage d’attente, de réflexion et d’inertie apparente qu’on appelle une convalescence.
Le plus beau, c’est que le livre, qui vient d’arriver chez vos libraires, a été imprimé en mars, et qu’il a donc été écrit bien avant que la France soit malade (savoir si elle l’est d’un virus ou du discours tenu sur ce virus est encore une autre histoire). En tout cas, cette plongée dans ces littératures où il ne se passe rien, sinon l’attente d’un renouveau, est fascinante.
Les héros médiévaux ne sont jamais à proprement parler convalescents. Gémir entre les bras des femmes (il y a toujours des femmes dans les convalescences, et bien avant qu’elles ne deviennent professionnelles de la santé) est moyennement viril. Le chevalier blessé passe sans transition de l’extrême faiblesse aux forces retrouvées — et paf ! il reprend son armure, son cheval et sa quête.
Le mot arrive en français au XVIe siècle — justement. C’est avec l’Astrée que se déroule le plus long et le plus malicieux des récits de convalescence. Et pour ce qui est des femmes, Céladon n’en manque pas, lui qui achève sa convalescence déguisé en fille.
J’ai connu Ménager à Nanterre en 1974-75. Il faisait le cours d’agrégation sur Rabelais — une merveille de cours que les pauvres étudiants de l’ENS venaient espionner en douce : nous demandâmes d’ailleurs qu’il soit démarché pour y enseigner l’année suivante. J’ai depuis cette époque suivi ses multiples publications, plus expertes chaque fois, et plus décalées depuis qu’il est à la retraite, et qu’il n’a pas à ménager (ah ah) tel ou telle de ses collègues. C’est ainsi qu’il cite le bel ouvrage de Marie-Christine Bellosta sur Céline…
(Parenthèse. En 2007, Xavier Darcos m’affirma : « La nomination de Bellosta comme Inspectrice Générale est dans les tuyaux ». Eh bien elle y est restée. Très brillante Maître de conférence à l’ENS, engagée dans la FONDAPOL, boîte à idées réputée de droite, adversaire farouche des pédagogistes, Bellosta succomba aux pressions de la Machine, qui ne voulait pas d’elle. Ceux qui aujourd’hui reprochent à Blanquer de ne pas faire le ménage parmi les pontes outrecuidants des ESPE / INSPE devraient réfléchir à cette vérité : la techno-structure est plus puissante que le ministre, et elle est contrôlée depuis vingt ans par les facariens qui l’ont infestée.
Parenthèse dans la parenthèse. Céline a tout connu de la convalescence, d’abord à titre personnel, après une très sérieuse blessure en 14-18, puis comme médecin. Et Ménager suggère très finement que le spectacle de la misère — rappelez-vous la mort de Bébert dans le Voyage — est peut-être la clé de cette misanthropie célinienne qui a renversé les convictions humanistes du docteur Destouches et s’est déchaînée en se spécialisant en direction des Juifs — à ceci près qu’il soignait gratuitement les Juifs pauvres de sa clientèle, pendant que de bons Gaulois bien de chez nous les dénonçaient aux autorités vichyssoises. Rien n’est simple, fin parenthèse).
La question centrale de la convalescence est de savoir qui émerge en fin de compte du lit de repos ou de la chaise longue où le héros de la Montagne magique soigne sa phtisie. Redevenons-nous peu ou prou celui que nous étions ? Ou en est-il de la convalescence comme de la résilience — Ménager dit sur Cyrulnik des choses fort brillantes —, où par définition on ne redeviendra jamais, en 1945, le petit garçon insouciant de 1939, surtout quand vos parents sont passés par la case Auschwitz et y sont restés ?
(Nouvelle parenthèse. Il y a quelques années, Thierry Philips, éminent cancérologue lyonnais avec qui je faisais un livre — Vaincre son cancer — m’apprit que les couples résistent assez bien à la maladie — mais se délitent après. Parce que celui qui n’a pas été malade s’attend à ce que l’autre revienne tel qu’il a été « avant » — et qu’il n’en est pas question. L’ex-malade a vu l’autre face de la vie, qui est la mort. Et de cela on ne se remet pas — en tout cas, pas en l’état. Fin parenthèse)
En 200 pages serrées, renforcées de notes précieuses, Ménager parcourt les derniers siècles — particulièrement les deux derniers, où la convalescence apparaît soudain comme un motif éminemment littéraire. Justement parce qu’elle est le moment suspendu du retour sur soi, du désir patiemment élaboré alors même qu’il ne peut être assouvi (les médecins classiques redoutaient fort l’érotisation des rêveries convalescentes, surtout chez les adolescents), et même — Ménager analyse longuement le cas Nietzsche — d’une mutation complète de la pensée. Au sortir de la convalescence, quand on retourne à cet état fragile, instable et incertain qu’on appelle la santé (contrairement à ce qui se passe aujourd’hui, où les crétins croient que la santé est un dû, on a longtemps pensé que la maladie et la mort étaient le destin normal de l’être humain), va-t-on se montrer désormais économe ou dépensier ? Sachant soudain que l’on peut tout perdre, cherchera-t-on à se calfeutrer ou bravera-t-on les périls les plus insensés, puisqu’après tout…
Un très beau livre, pour lequel je remercie sincèrement l’auteur. Ces octogénaires sont intenables, et quand ils survivent aux virus à la mode, ils prouvent aux bambins de mon âge qu’ils ont encore des choses à apprendre — beaucoup de choses.
Jean-Paul Brighelli
Daniel Ménager, Convalescences, la littérature au repos, les Belles Lettres, 23 euros.
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