Les inénarrables partisans d’Antibi et de la « constante macabre » ont au moins l’avantage de poser une bonne question — et de l’évacuer aussitôt sous l’une de ces démissions en pleine bataille dont le pédagogisme s’est fait une spécialité : qu’est-ce que corriger ? Que signifie cette ambition, ou cette prétention, à redonner de la rigueur, et de la rectitude, à l’élève qui est ou a été tordu — et à ce qu’il produit à son image ?

Il faut comme d’habitude en revenir à l’étymologie d’« instituteur ». Le radical -st* (qui donne par exemple en latin stare), c’est l’idée de se tenir debout — la plus ancienne conquête de l’humanité, celle qui nous a séparés une fois pour toutes de la forme simiesque. « Tiens-toi droit ! » dit le mère ou la mère en tirant doucement sur les épaules du rejeton / de la rejetonne. « Tiens-toi droit ! » répète l’instituteur / le professeur à l’élève avachi (le mot est splendide, dans ce qu’il a d’absolument animal, de résolument non-humain) sur sa chaise.

Ça commence à l’oral — quand le bébé balbutiant qui n’en est pas encore au b-a-ba (autre étymon indo-européen fascinant, ce -b* du bredouillis originel) produit une bouillie verbale qu’il va bien falloir remettre sur les rails.

Corriger, en un mot.

Et l’Ecole — la mienne, la nôtre — n’est qu’une double contrainte permanente, apprendre et être corrigé. Et recommencer.

J’ai pensé mille fois à la tête que fait l’élève qui a tenté de remettre un devoir bien écrit, avec une marge à gauche (ou à droite, je ne suis pas formaliste à ce point), qui a cru respecter toutes les contraintes, et même traiter le sujet / le problème avec élégance et rigueur — un autre mot fascinant, dans ce qu’il connote de rectitude — de droiture rigide : là encore, la bête humaine est censée se redresser. Se tenir droite.

Et le malheureux récupère une copie littéralement striée de zébrures, de coups de fouet stylographiques. De reproches. De blessures assassines, comme dit l’autre…

(Parenthèse : j’assume complètement la métaphore sadienne ci-dessus. Des Trois mousquetaires au Père Goriot, en passant par Geoffrey de Peyrac ou James Bond — et je ne parle même pas des œuvres spécifiquement consacrées à la trace, de la Nouvelle Justine aux Onze mille verges, où un soldat écrit littéralement à coups de fouet sur les épaules d’une belle prostituée —, la littérature abonde en cicatrices qui ne sont jamais que la métaphore de la correction — de l’intense travail du texte. Voir Balzac. Voir Sade, dont l’héroïne est doté d’une complexion telle que les marques les plus saignantes s’effacent dès le lendemain — comme une page vierge que l’on pourrait indéfiniment griffonner. Voir Flaubert — ses brouillons (2) sont de grands monuments d’un fétichisme de l’auto-correction. Il fallait être aussi miraculeusement pédant que Mallarmé pour produire in fine des brouillons immaculés, comme si le Poème jaillissait en bloc, comme une autre Athéna, de son cerveau fertile.)


Alors, l’élève apprend la blessure narcissique — celle que l’enseignant inflige à celle ou celui qui se croyait trop savant. C’est ainsi que Monchéri-Moncœur apprend qu’il n’est qu’unus inter pares, et non primus inter pares. Un parmi les autres. Désacralisé. Une pâte à modeler, un esprit à corriger. Comme les autres.

Pourquoi donc croyez-vous que le rouge est la couleur du correcteur ?
Au passage, pourquoi les pédagogues conseillent-ils de corriger en vert — la couleur de l’espoir, paraît-il… Pour ôter à la correction ce qu’elle a gardé de physique, à travers sa métaphore cinglante — le papier, c’est la peau. Les mêmes ont interdit de toucher désormais le corps de l’élève — pas même pour corriger son attitude de méduse échouée sur le bureau. Sacralisation de la pose fautive et de l’élève, culpabilisation du traqueur de fautes qu’est l’enseignant.

Il faut assumer ses corrections. « C’est pour ton bien », dit le père ou la mère — imaginez à votre gré la situation qui correspond à cette formule si familière. C’est pour le bien de l’élève — parce que nous sommes sûrs de ce qu’il faut faire, sûrs de ce qui est juste et droit, de ce qui est exact. Sûrs de notre savoir — et correcteurs des errances de l’élève.

Ce n’est pas seulement technique, bien sûr. Dans la correction, il y a une morale (désolé pour le caractère désuet du terme, mais je l’assume). « Bien », écrivons-nous en marge ou en tête — ce n’est pas un mot innocent. Il y a aussi une politique : l’idéal du prof, c’est la copie sur laquelle il n’y a aucune correction à apporter — quand il est temps que l’élève aille se faire corriger ailleurs. Quand il est devenu évident qu’il a intégré un groupe social — celui des « zéro faute ». Aucun hasard si la IIIème République a si bien et si longtemps mis l’accent sur le travail des « hussards noirs » : les instituteurs étaient les relais d’un Etat qui cherchait ses marques, contre l’ordre impérial, royal ou religieux qui intriguait pour s’imposer encore. La correction suppose une absence de doute sur la valeur de ce que l’on fait : on construit l’être — on le redresse —, et on construit la République.

Et parfois, quand j’entends tel ou tel prôner les délires d’Antibi… Quand je vois les associations de parents d’élèves protester contre le trauma de la mauvaise note… Et les psys de toutes obédiences condamner le stress que la « correction » produirait chez l’élève Je ne peux m’empêcher de penser à ce merveilleux roman de Roy Lewis, Pourquoi j’ai mangé mon père (lisez-le vite sur la plage, si ce n’est déjà fait — et surtout, achetez-le à vos enfants) où l’oncle arboricole du narrateur conseille aux anthropopithèques descendus, sur deux pieds, dans la savane hostile, de revenir dans les arbres. Oui, vraiment, la « méthode Antibi » et tout le foutoir pédagogiste, c’est vraiment « Back to the trees ». Ou, comme le disait Voltaire à Rousseau : « Votre livre donne envie de marcher à quatre pattes. »

Mais rien ne corrigea le malheureux Jean-Jacques. Que les didacticiens de toutes obédiences en aient fait leur saint patron est significatif de leur rapport à la rigueur — ou à l’absence d’icelle.

Mais peut-être aiment-ils comme lui les fessées…

Bien entendu, pour l’élève habitué à n’être corrigé que d’une main molle, et presque caressante, arriver en classes préparatoires est une blessure narcissique majeure. Parce qu’il est enfin confronté à la vérité des prix. On l’a conforté, des années durant, dans la certitude que « ce n’est pas grave », que « l’orthographe n’est qu’une convention », que « toutes les cultures se valent » — et qu’une « démocratie » bouillie vaut mieux qu’une République sévère. Et le voici soudain flagellé à chaque ligne, réprimandé à chaque idée, moqué parfois, redressé sans cesse. Certains ne supportent pas, c’est vrai — et d’autres se reprennent, se raidissent contre l’adversité, se morigènent en sus des reproches professoraux — et réussissent : au bout de la correction, il y a toute la méritocratie française, tout l’élitisme républicain — celui qui, à tout bien considérer, fait bien moins de ravages que l’égalitarisme qui vous consent tordu.

Jean-Paul Brighelli

PS. On lira sans modération la belle chronique de la Présidente de Reconstruire l’Ecole, Françoise Guichard : http://www.r-lecole.freesurf.fr/fguichardmais05.htm

(1) Voir le splendide site où des chercheurs, des vrais, ont reproduit tous les remords d’écriture de Madame Bovary : http://flaubert.univ-rouen.fr/manuscrits/