Un économiste interviewé par Télérama (http://television.telerama.fr/television/M0708271200355.html) à propos du film diffusé lundi 3 septembre sur Canal affirme des choses si convenues (le mot n’est-il pas un peu long ?) que j’ai été tenté de ne pas réagir, en laissant chacun se faire une idée.
Mais en toute fin d’interview, cette sommité a recours au seul argument dont on peut effectivement discuter la pertinence — un argument qui a été souvent invoqué, ici et ailleurs, comme source de bien des problèmes : l’argument économique.
Que dit ce spécialiste auto-proclamé ?
« On sait que la capacité à bien apprendre à lire et à écrire dépend surtout d’une bonne pratique du langage, de la syntaxe et du vocabulaire. Et cette acquisition se joue d’abord en maternelle. C’est en grande section que l’on constate les plus grandes disparités entre élèves, souvent liées à leurs origines sociales. Les 15 % qui peinent à lire en sixième ne souffrent donc pas de telle ou telle méthode d’apprentissage de la lecture, mais de difficultés antérieures, liées à la pauvreté ­effroyable dans laquelle grandissent aujourd’hui 15 % des tout-petits en France. »

Loin de moi l’idée de nier cette misère, qui éclate autant dans les murs lépreux des cités, le taux de chômage, l’errance des jeunes, que dans l’empilement, dans ces mêmes cités, des télés grand format, des paraboles accrochées aux fenêtres, tout un bric-à-brac technologique accumulé comme si l’avoir pouvait compenser l’être. Mais puisqu’on m’accuse de faire dans la nostalgie (c’est le grand argument de ceux qui n’ont rien d’autre à me rétorquer), je vais faire une petite plongée dans les années 50-60.J’en ai parlé dans la Fabrique du créin : mon enfance, l’enfance de toute la génération du baby-boom, ce furent les restrictions jusqu’en 1955, les distributions de lait (Mendès France, me semble-t-il) dans les écoles pour compenser les carences alimentaires, la tuberculose qui reculait bien lentement (j’en sais quelque chose, moi qui ai passé une demi-année, vers six ans, dans un sanatorium de Savoie). C’était l’Indochine, puis l’Algérie — la guerre permanente, où nos pères allaient se battre, et mourir parfois. Puis ce furent les grands ensembles, déjà (Sarcelles est mis en chantier en 59, achevé en 63), les cités-dortoirs sans centres commerciaux, et s’il y avait peu de chômage, on bossait 45 heures par semaine, et on se regardait, le dimanche, épuisés, hagards.
Et la guerre froide, les pupitres de l’ONU martelé de chaussures, les missiles à Cuba ou à la frontière turque, la perspective d’un Holocauste définitif et nucléaire. On n’avait encore rien vu, à Hiroshima…
Les Trente « Glorieuses », vraiment ?

Et l’école de la République, depuis les origines, n’a jamais été beaucoup mieux lotie. Les lois Ferry, c’était au milieu d’une France découpée par la Prusse, ruinée par Panama. La méthode Boscher, juste à la fin de l’affaire Dreyfus, qui déchirait le pays depuis dix ans. Et je passe sur l’entrain que l’on mettait à se rendre à l’école en 14-18 (sauf Radiguet, qui a vu dans cette guerre des grandes vacances et l’occasion de se taper les épouses des Poilus, voir le Diable au corps). Les fameux programmes de 1923 ont été conçus pendant l’érection d’une foule de monuments aux morts, où les enfants apprenaient à lire en y déchiffrant le nom de leurs pères.
Et il ne venait à l’idée de personne, à l’époque, d’invoquer la situation économique née de la crise de 29 pour expliquer l’échec scolaire…
Alors, les mauvais prétextes, ça suffit. Qu’il y ait dans la France d’aujourd’hui des disparités de fortune, des familles désunies et décomposées, du chômage à revendre, si je puis dire, j’en conviens. Mais il y a aussi un climat de démission, d’excuse généralisée, de défaite de l’impensé. Il n’est pas nécessaire de péter dans la soir pour être un bon élève, et j’ai connu nombre de fils ou filles de bourgeois qui étaient plus malheureux que des enfants de prolétaires — le sentiment de son malheur n’est pas proportionnel à sa situation sociale.

Qu’en déduire ? Que notre école doit s’organiser (les programmes, les programmes, vous dis-je !) pour redonner le goût de l’étude — lente, patiente, obstinée. On ne travaille pas — certainement pas à six ans — en fonction d’une perspective de carrière. On travaille parce qu’on vous en donne le goût, pour des satisfactions très immédiates — nous bataillions ferme pour des « bons points » qui ne représentaient jamais que la satisfaction du travail bien accompli. L’humanité a toujours été souffrante, cela ne date pas d’hier, et c’est parfois dans des pays qui souffrent bien plus que nous — l’Afrique noire par exemple — que les écoliers sont les plus attentifs, les plus scrupuleux, sans moyens, à cent par classes. Nous sommes devenus champions du monde de l’excuse, alors que nous étions les spécialistes de la volonté. Ce n’est pas faire de la déclinologie que de constater que l’ambition, l’acharnement au travail, le goût de l’effort, reculent sans cesse.
Et pour restaurer ce climat essentiel aux études, il faut certainement aider ceux qui ont moins, mais ne pas jouer les dames patronnesses en se penchant sans cesse avec une sollicitude visqueuse sur leurs problèmes. Le sursaut ne se décrète point, il s’organise. Une carte scolaire moins ségrégationniste, un panachage social plus réel, peuvent jouer dans le bon sens : les Zones d’Exclusion Programmée, inventées par le PS un jour de beuverie, doivent être démantelées — transportées à la campagne, aurait dit Alphonse Allais. Et il faut mettre au point, en ce qui concerne l’Education Nationale, des programmes qui ne laissent aucun répit, sans pour autant assommer les élèves. Inventer des progressions régulières, conforter ceux qui décrochent, faire de l’élève studieux la norme, et non plus l’exception. Et c’est faisable — d’ailleurs, c’est déjà fait, ici ou là : ce que propose le GRIP est une réponse pratique au malaise de la civilisation dont l’Ecole de ces dernières années retranscrit les symptômes — en les amplifiant.

Jean-Paul Brighelli