Une amie trop timide pour s’exprimer ici à la première personne (bonjour, Véronique M***) m’écrit sur la « séquence pédagogique », cet objet non identifié mais apparemment incontournable de la pédagogie à la mode, quelques réflexions que je propose à votre sagacité :

« Excédant largement leur cadre légitime, les programmes actuels imposent les séquences comme unique méthode pédagogique valide. Tout professeur qui a essayé d’y déroger et qui a été inspecté a appris à ses dépens qu’il ne s’agit pas là de vaines recommandations.
Pourtant, ce modèle a des inconvénients énormes. Toute l’énergie du professeur, toute son attention, sont absorbées par l’objectif de faire coïncider autour d’un même thème des points de langue et des points d’analyse littéraire.
« La programmation des séquences est organisée, la plupart du temps, et conformément aux instructions officielles, de façon à respecter une progression dans l’approche des différentes formes de discours, « enjeu neuf et crucial des nouveaux programmes », lit-on dans ces textes. Les contraintes posées par la mise en adéquation de l’étude de la langue et de celle des textes conduit par trop souvent à faire voler en éclats toute progression sérieuse en langue. Non que celle-ci soit totalement arbitraire, ne caricaturons pas – nous serions alors trop aisément contredits. Mais on va étudier le COD (pardon, « les compléments essentiels du verbe » en début d’année, avec le récit, par exemple, et l’attribut beaucoup plus tard, avec le discours descriptif ; avec un peu de chance, l’attribut sera étudié avec les expansions du nom, ce qui est une faute grammaticale, mais les manuels actuels nous montrent que la séquence s’embarrasse peu de rigueur et de précision. Pourtant, l’attribut se comprend infiniment mieux en opposition au COD, autour de la notion de transitivité, si essentielle (je vous mets au défi de trouver un seul manuel actuel qui évoque seulement cette notion). Mais avec la séquence, la langue n’est plus abordée comme un système cohérent : sous prétexte de décloisonner entre les matières, on a érigé des cloisons à l’intérieur d’un domaine, qui empêchent son intelligence par la mise en relation de ses éléments constitutifs (mise en relation du CO et de l’attribut, par exemple). »

Les ignorants de la chose pédagogique — attention, on pourrait bien glisser sur cette chose-là — peuvent se reporter à la Vulgate séquentielle (par exemple sur http://www.ac-poitiers.fr/tpi/formanet/formatio/sequence.htm,). Ils peuvent aussi lire la célèbre nouvelle de Mérimée (1), « Mateo Falcone », puis se reporter à http://perso.orange.fr/hypopolo/didac/falcone.htm a&fin d’y examiner le traitement qu’un pédagogue, un vrai, fait subir à ce texte : on remarquera que jamais, au grand jamais, la « séquence » ne suppose que l’on parle de la Corse (2) et des codes qui y régiss(ai)ent l’honneur, ou de Mérimée — qui y fera un séjour très important après la rédaction de sa nouvelle, et avant d’écrire Colomba (de cette honorable dame, d’ailleurs, pas de nouvelle dans cette séquence forcé »ment limitée aux instances narratives — ça, ça doit passionner des mômes de collège…).

Quand je pense aux heures perdues par des enseignants trop nombreux à inventer une séquence qui plaise à l’IPR de passage… Quand ils devraient se soucier d’accrocher leurs élèves à la littérature — et tout y est bon, l’évocation du maquis au dessus de Portoi-Vecchio, le souvenir d’un camp de voile à Rondinara ou les pins se mirant dans la mer à Santa Giulia, l’économie de la châtaigne et le projet de ce général français, au XVIIIème siècle, d’incendier tous les châtaigniers de l’île pour affamer les Corses rebelles — pléonasme ! —, et Mérimée embrassé sur la bouche par la vraie Colomba, et pas content, le bougre, ou déchirant son habit — lui, le dandy habillé en plein maquis comme au faubourg Saint-Germain — aux ronces qui défendaient le dolmen de Fontanaccia, et son hôte de Sartène abattu après la parution de Comba par quelqu’un qui avait lu la nouvelle et enfin compris qui avait tué qui…
Je me souviens d’avoir travaillé sur les deux premiers tiers de cette nouvelle vers 1980, au collège du Neubourg, de leur avoir raconté tout ce que dessus, et d’avoir ensuite demandé aux élèves d’en écrire la fin, selon leur inspiration. Et ma stupéfaction de voir ces dignes petits Normands racontant l’histoire d’un père qui reprend la montre, l’objet transactionnel maléfique, et l’empoche – ou va la vendre pour son compte… Ah, avarice pécuniaire du Nord contre prodigalité sanglante du Sud…

Il est urgentissime d’en finir avec ces pratique stérilisantes. La littérature, ce sont avant tout des hommes (et des femmes) et des histoires, des lieux et des actes. C’est sur cela qu’il faut mettre l’accent, et non sur des schémas actanciels et autres merveilles de la sous-langue pédagogique.

Allez, c’était pour lancer les vacances : si vous êtes, si vous allez en Corse, lisez donc ce qui s’est écrit de mieux — les bonnes librairies de l’île, à Bastia, Ajaccio, Corte ou Ile-Rousse, vous fourniront tout ce que vous pouvez désirer pour vous distraire. Et si vous êtes enseignant, inutile d’imaginer, sur la plage, les séquences à venir : contentez-vous de fermer les yeux et de vous faire votre cinéma — c’est encore le plus sûr moyen d’embrasser Colomba.

Jean-Paul Brighelli

(1) Xavier Darcos est spécialiste de Mérimée, sur lequel il a écrit une excellente étude / biographie aujourd’hui reprise en Poche. Les internautes pressés peuvent consulter une conférence qu’il fit sur son auteur favori, surhttp://www.asmp.fr/travaux/communications/2005/darcos.htm .

(2) Il se trouve que la Corse a une étonnante présence en littérature entre la fin du XVIIIème siècle et le journal de voyage de Boswell et les articles à sensation du Petit journal à la fin du XIXème à propos des « bandits » : voir Pierrette Jeoffroy-Faggianelli, l’Image de la Corse dans la littérature romantique française, PUF, 1979. Mais qui le dira aux élèves, dans le cadre d’une « séquence pédagogique » ? Qui même le dira aux élèves corses ? Et on voudrait qu’ils réussissent mieux au Bac ? Allons donc !