Je viens de recevoir un grand petit livre paru début décembre, et qui ne bénéficiera peut-être pas d’une publicité et d’une diffusion à la hauteur de sa qualité. Alors, autant en dire tout le bien que j’en pense — en espérant que cela donnera envie aux passants de ce blog des deux rives de le feuilleter et d’en tirer leur miel.

     Daniel Arnaud, avec ses Dernières nouvelles du front (Editions de l’Harmattan — que je ne félicite pas pour la qualité du suivi éditorial, au passage), a donné des lettres de noblesse, dans le combat pour l’Ecole, au genre de l’autofiction : c’est moi et ce n’est pas moi, et toute personne qui se reconnaîtra dans ces pages, cloporte ou héros sans visage, aura tort — et aura bien raison.

    Cet André Moreau dont il nous raconte l’histoire pédagogique (une histoire pleine de bruit et de fureur, — et lourde de sens) a failli être agrégé de Philosophie. Mais c’est une discipline où il y a beaucoup d’appelés, et très très peu d’élus : le voici donc prof de Français-Histoire en Lycée professionnel.

    De ses cours d’IUFM à sa dernière mutation — dans l’Académie de Corse, où il enseigne à présent et dont il nous donne régulièrement des nouvelles sur son blog (1) —, rien ne nous est épargné des affres du jeune prof, dont la vie est rythmée  par les longs trajets en voiture, les coups de gueule de Chefs d’établissement dont la morgue est inversement proportionnelle à la compétence, comme d’habitude, les classes ingérables et les formateurs aléatoires.

    Evidemment, un ouvrage qui cite Cyrano en exergue, Stendhal à la première phrase et Sergio Leone à fil de plume (l’un de ses élèves en BEP Maçonnerie s’appelle Tuco, comme le Truand du célèbre film) avait tout pour me plaire — c’est à la diversité des références, au jeu narquois sur les connotations mêlées, que se reconnaissent les frères en ironie et désespoir.  Un livre qui se présente d’entrée comme l’anti Entre les murs — un prof confronté à des élèves à qui il essaie vraiment d’apprendre quelque chose, et non plus un Narcisse animateur de sa faillite — a toutes les chances de m’être sympathique. Mais au delà de cette confluence d’inspiration et d’objectifs, il y a, au fil de ces deux cents et quelques pages, nombre de réflexions qui ont alimenté la mienne — c’est bien tout ce que l’on peut demander à un bon livre : nous faire rebondir plus haut.

    Comme nous tous, « André Moreau » remarque qu’une certaine pédagogie, à force de solliciter l’enfant, puis l’adolescent, dans ce qu’il a de plus inabouti, finit par légitimer les propos les plus racistes et les plus xénophobes : le pédagogisme des trente dernières années a suscité ce retour du refoulé qui a porté Le Pen au second tour en 2002. Comme nous tous, ce néo-prof saisit vite que le Bac Pro, s’il autorise à entrer en Fac, n’en donne pas les moyens : la péda-démagogie n’œuvre que dans le virtuel. Et pendant son année de (dé)formation, il constate, amusé, que l’IUFM est une boussole qui s’obstine à indiquer le Sud — mais ce n’est pas si simple, quand on a été formaté, d’aller contre le vent.

    Mais c’est peut-être par ses réflexions sur la langue que ce témoignage est saisissant. Ce néo-titulaire, anti-héros d’une histoire malheureusement trop ordinaire, ne parle pas la langue de ses élèves, qui n’en parlent aucune réellement. Ils sont, selon son expression, la part sombre d’une population scolaire dont nos dirigeants ne connaissent (et pour cause : ils y envoient leurs enfants) que la moitié ensoleillée, dans les grands lycées des grandes villes.

    D’où une analyse fine des comportements de classe : un élève qui se tait n’a souvent, comme il le dit éventuellement lui-même, rien à dire, puisqu’il n’a pas les mots pour le dire (en quoi cette forme d’abstention diffère fondamentalement de la timidité, qui est incapacité à sortir les mots dont on dispose). Le bavard est dans le même état : faute de b-a-ba, il glisse vers le barbare, et cache son balbutiement avorté sous un vacarme exagéré.

    Comment dès lors parler à l’élève sans s’abaisser à son niveau ? En le prenant au sérieux, conclut « André », et en lui apprenant patiemment les mots qu’il n’a pas — démocratie, tolérance et République, par exemple. Il note finement que les analyses pseudo-structurales, ou exagérément rhétoriques, auxquelles se livrent ses collègues en Français n’ont d’autre effet que d’attiser le mépris des élèves pour une matière qui a renoncé à dégager su sens.

    André Moreau, dans cette fiction trop vraisemblable pour ne pas être tout à fait vraie, montre bien que l’enseignement de l’IUFM repose sur une fiction réelle : les élèves de LP seraient « comme les autres, inscrits dans des filières comme les autres et librement choisies », alors qu’ils y sont le plus souvent expédiés « par défaut » — un « défaut » qui est le produit d’un Primaire saboté et de l’égalitarisme absurde du collège unique.

    En vrai philosophe, il (se) pose une question apparemment triviale (« Où en sont les élèves ? ») et montre que c’est ce « où » qui fonde les vraies problèmes : d’où viennent-ils ? D’où parlent-ils — et, corollaire, d’où parlé-je moi-même ? Ce « Où en sont-ils ? » met en scène un « en », pronom anaphorique d’un référent jamais nommé — l’itinéraire qu’ils sont censés parcourir, sauf qu’ils ne l’ont jamais emprunté.

    Et où vont-ils ?

    Etres sans destins, répondraient Imre Kertész et André Moreau. Ils se croient révoltés, depuis qu’en 2005 on les a traités de racaille. Mais un révolté (et c’est en cela qu’il diffère du révolutionnaire) se trompe systématiquement de cible. Et c’est pourquoi le Système, Gauche et Droite confondues, s’accommode fort bien de lui : on lui trouve, dans les Cités de la nuit, des niches écologiques où il pourra, en paix, continuer à incendier les voitures de ses parents.

    Plus grave, plus saignant aussi : le narrateur s’initie vite à la « salle des profs », et s’aperçoit, à sa grande stupéfaction, qu’il ne parle pas non plus la langue de ses collègues, et que « l’intello » y est aussi honni qu’il l’est par les élèves. Les deux groupes, gamins attendant l’ANPE, et enseignants en quête de retraite, n’aspirent qu’à une sous-médiocrité.
    Je sais, pour l’avoir vécu, combien certains diplômes, certains cursus, « classent » le néo-prof. L’affaissement du niveau en fac, la manipulation générale des notes, du Brevet aux concours de recrutement (sans parler des CAPES nouvelle mouture), tout a contribué à former des semi-ilotes destinés à enseigner à des barbares une langue qu’ils ne maîtrisent pas eux-mêmes. L’école à deux vitesses sort de là : les nouveaux concours ne présagent rien, ils entérinent une situation, ils s’alignent sur l’existant. D’où la haine de l’agrégation — et son probable maintien, parce qu’il faut un petit volant élitiste pour former les futures élites — 10%. La paupérisation économique (1) entraîne la pauvreté intellectuelle, la spirale s’auto-alimente, et la classe intermédiaire, cette très moyenne bourgeoisie à laquelle appartenaient les enseignants, est écrasée, entraînée dans la catastrophe : désormais, pour elle aussi, « intello » sera un gros mot, et la laïcité lui semblera une offense à la liberté d’expression.

    Et en toute logique, ce sous-prolétariat nouveau rejette ce qui est le plus proche de lui — son semblable, son frère.

    L’auteur cite un exemple significatif de cette paupérisation du corps enseignant : les profs n’ont plus de quoi se loger à proximité des établissements où on les nomme — pas dans les villes, en tout cas. Désormais, ils ne résident même pas là où habitent leurs élèves — ils ne sont plus du même monde, tout en ayant peu ou prou une formation encore supérieure : c’est comme ça que l’on fait des déclassés et des aigris. La modicité de leurs traitements leur permet la ZEP (et encore, tout juste, parce qu’ils n’ont pas droit aux mêmes aides que les parents de leurs élèves), ce qui en dit long sur leur statut, aux yeux de l’administration centrale — et aux yeux de tous.

    Reste qu’il reste des résistants, parmi tous ces profs harassés de consignes et de contraintes : « André Moreau » est de ceux-là, et je te salue bien, frère en donquichottisme.

 

Jean-Paul Brighelli

 

(1) http://generation69.blogs.nouvelobs.com/tag/daniel%20arnaud

 

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