Chaque époque a les héros et les martyrs qu’elle mérite. Ma génération avait appris les noms de Jean Moulin, Jacques Decour, Danielle Casanova ou Pierre Brossolette. Les baby-boomers de 2000 devront-ils apprendre les noms de Refalo, Cazals ou Redon, les « désobéisseurs » du Primaire que le ministère menace aujourd’hui de sanctions ? Marx a bien raison de dire que l’Histoire, quand elle se répète, transforme la tragédie en farce.

     Car c’est bien d’une farce qu’il s’agit : le ministère Darcos modifie intelligemment les programmes du Primaire, et un quarteron de jeunes gens déjà rancis dans des pratiques pédagogiques surannées (1) se dresse sur ses ergots pour claironner urbi et orbi qu’il n’appliquera pas les nouvelles mesures. Il paraît impensable à ces pédagogues d’un autre âge que les enfants apprennent à lire de façon cohérente. Inimaginable qu’on leur enseigne la grammaire de façon suivie, et systématique. Ignoble qu’on les force à apprendre par cœur la Cigale et la fourmi, ou les quelques dates qui ont fait la France. Insensé qu’on veuille leur instiller une culture commune au lieu de respecter la langue morcelée et les habitudes du ghetto.

     Qu’on me comprenne bien. J’ai été, avec d’autres, à l’origine des travaux qui ont conduit à reprendre, fin 2007, des programmes dits de 2002, mais qui en fait enfonçaient le clou déjà fiché par la loi de 1989, qui avaient déjà fait la preuve de leur nocivité. J’ai donc quelque droit à m’exprimer sur une réforme que nous appelions tous de nos vœux. Tous ? Tous ceux au moins qui, depuis des années, se faisaient régulièrement sanctionner par des Inspecteurs auxquels telle méthode de lecture syllabique semblait idéologiquement suspecte — le b-a-ba est bourgeois, la méthode idéo-visuelle est prolétarienne. Marc Le Bris, Rachel Boutonnet, Brigitte Guigui ou Françoise Candelier ont payé en leur temps un lourd tribut aux aberrations du pédagogisme, les livres qu’ils ont eu l’audace de faire paraître, en ces époques de pensée unidimensionnelle, les avaient désignés à la vindicte administrative des ayatollahs de la pensée unique, et quelles que soient les options qu’aient pu prendre depuis les unes et les autres, qu’ils en soient aujourd’hui profondément remerciés.

     Parmi les gauleiters qui imposaient dans les régions la Pensée Meirieu se trouvait à l’époque Pierre Frackowiack. Il officiait dans le Nord, et ses foudres s’abattaient sur toutes celles et tous ceux qui osaient Boscher plutôt que Mika, la vache à lait de l’inénarrable Roland Goigoux… Que disait alors cet aimable garçon ? « La liberté pédagogique est l’alibi des conservateurs » : ainsi s’exprimait-il en 2005 (2). Que dit-il aujourd’hui ? Que « jamais depuis juin 40 » la liberté n’a été aussi menacée. Que le ministère ose, à l’encontre des « désobéisseurs », des mesures de rétorsion plus noires que jamais Vichy n’en osa contre les juges réfractaires à la Section Spéciale. Que l’Inspection Académique de Haute-Garonne, qui est chargé de traiter le cas Refalo, est un « tribunal militaire » (3). Ces gens-là ont un sens de la mesure et de la rhétorique que nous pouvons leur envier…

     Ce n’est pas tout à fait nouveau. En octobre 2005, quand venait de sortir la Fabrique du crétin, le même sieur Frackowiack s’était fendu, sur le site des Cahiers Pédagogiques, organe-relais de la Pensée unique et qui bénéficie d’une subvention ministérielle, d’une critique dont je porterais encore les cicatrices, si je n’avais le cuir un peu résistant (4).

     Pauvres désobéisseurs ! Le pape suprême, Philippe Meirieu, a commencé par les soutenir (4), avant de « comprendre » la réaction administrative du ministère. Double langage, quand tu nus tiens… Après avoir affirmé qu’il ne fallait pas les sanctionner (http://www.meirieu.com/nouveautesblocnotes.htm), il trouve ces sanctions logiques (« À partir du moment où vous vous qualifiez de désobéisseur, une formulation assez maladroite, l’institution ne peut pas ne pas réagir. D’autant que les enseignants ont pour fonction symbolique de faire obéir leurs propres élèves. » http://www.sauvonsluniversite.com/spip.php?article2814). Et il a raison, cet homme : quel exemple déplorable donnent les « désobéisseurs » !

     Mais d’ici à les sanctionner…

   Françoise Guichard, dans un article tout récent posté sur le site — indispensable — de Reconstruire l’école (5), si elle ne prend pas leur défense, appelle à la mansuétude. Certes, note-t-elle, nous pourrions penser que « c’est bien fait pour eux », et que l’arroseur des temps jadis est aujourd’hui sous la douche ; que le ministère, en opérant des retenues sur salaire pour journées de grève larvée et autres désoccupations pédagogiques, est dans son droit… Xavier Darcos, peu avant de partir pour le ministère du travail du dimanche, avait annoncé qu’il serait impitoyable, et a dû transmettre la consigne à Luc Chatel. La lourde main de la rue de Grenelle pourrait bien s’abattre sur tel ou tel, le couper en morceaux et clouer chaque part sur la porte des écoles où officient ces héraults — département 34, comme Cazals — de la bravitude désobéissante… Mais, ajoute-t-elle, « on impose à ces enseignants, souvent de jeunes collègues, de revenir sur ce qu’on leur a longtemps présenté comme un dogme et une veritas aeterna : après leur avoir farci la tête, pendant leurs années d’IUFM, avec la divine pensée Meirieu, voici qu’on leur demande de la renier, c’est-à-dire, finalement, de renoncer à ce en quoi ils ont cru, et à la manière dont ils ont travaillé. Car ils ont fait leur travail en conscience, et c’est en conscience qu’ils désobéissent. Ils pensent de bonne foi être des « résistants pédagogiques » et œuvrer pour le bien des enfants qui leur sont confiés, en leur ouvrant la voie de l’émancipation citoyenne et de la liberté de jugement. Pouvons-nous nous contenter de dire qu’ils se trompent lourdement, et qu’une bonne mise à pied leur remettra les idées au clair ? »

     Comme me l’a confié une institutrice du GRIP, avec l’accent chantant qui est le sien : « Les pôvres, on leur demande d’utiliser des méthodes et d’enseigner des choses dont ils n’ont pas la moindre idée… Il ne faut pas les priver d’école : il faut qu’ils y retournent, au contraire… »

     Non, non, monsieur le ministre : le pédagogue que je suis proteste contre des sanctions disproportionnées. Pardonnez-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils font. Ils n’en savent pas le b-a-ba. Octroyez-leur le droit à l’erreur, et surtout, surtout, instaurez des Instituts de Reformation des Maîtres dévoyés par ces pédagogies de l’échec programmée qui ont sévi depuis une trentaine d’années — et un peu plus. Plutôt que de les frapper au porte-monnaie ou dans leur plan de carrière (« 1. Je désobéis ; 2. Je prends la pose du martyre ; 3. L’IUFM voisin me recrute… »), envoyez-les refaire quelques études — bonnet d’âne sur la tête, pour accélérer la transmission, enfin, de connaissances.

     Créons donc des écoles pour leur apprendre à apprendre vraiment. Confions-les à celles et ceux qui, la veille, étaient voués aux gémonies par leurs supérieurs hiérarchiques intellectuellement inférieurs. Rachel Boutonnet, que le président de la République a consultée il y a quelques mois, pourrait intelligemment coordonner cette remise à niveau. Nous ne pouvons pas, en ces temps où le recrutement est si difficile, nous priver de quelque compétence que ce soit — même si elle s’appelle Cazals, Refalo ou Redon.

     Dans le mouvement qui a désoccupé les universités durant la moitié de l’année, nous avons vu les IUFM, qui se croyaient perdus, reprendre du poil de la bête. Parfois avec l’aide de ceux qui, la veille, les auraient volontiers effacés d’un coup de plume et de pied au derrière. Ils ont été à la pointe des combats contre Xavier Darcos. Aujourd’hui, ils sont à la pointe de la collaboration, tout prêts à déposer chez Valérie Pécresse des maquettes de masters « professionnels », dans la perspective des futurs concours de recrutement. Quitte à phagocyter les enseignants-chercheurs qui les ont aidés à survivre — et qui devraient s’apercevoir que n’importe quel master suffira, in fine, pour passer lesdits concours, et qu’il est parfaitement inutile qu’il soit estampillé « Sciences de l’éducation ». Les « désobéisseurs » sont de la même farine : les sanctionner serait leur donner une palme inutile, les laisser faire serait faire (re)prendre à leurs élèves un risque inutile : nous avons déjà grâce à eux sur les bras une génération presque parfaitement inculte. Il faut les rééduquer, leur réapprendre à lire, écrire et compter — et à se taire.

      Jean-Paul Brighelli

(1) Au dernier recensement, ils seraient 2700 sur 364 000 enseignants du Primaire. Et le mouvement s’essoufle, de l’aveu même de leur chef de file, Bastien Cazals, qui craint fort que les vacances ne donnent « un coup d’arrêt à la mobilisation. » Quant à la rhétorique Seconde Guerre mondiale, ce n’est pas moi qui l’ai inventée : « La société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration, c’est pourquoi d’un fonctionnaire dévoué, je me vois contraint de devenir un fonctionnaire désobéissant ! » C’est en ces termes que Bastien Cazals, directeur d’école et enseignant à Saint-Jean-de- Védas (Hérault), a fait publiquement connaître le 25 novembre 2008, par un courrier adressé à Nicolas Sarkozy, son refus d’appliquer l’ensemble des réformes mises en oeuvre dans l’enseignement primaire par le ministère de l’Éducation nationale. Et le SE-UNSA, pourtant profondément infiltré par les lubies pédagogistes, a vivement protesté contre les déclarations à l’emporte-pièce d’Alain Refalo, mettant en cause son inspecteur de circonscription — syndiqué lui aussi : l’union est un combat…

 

(2) Hasard, certainement : le site sur lequel il avait posté sa diatribe (http://www.unsa-education.org/sien/sections/lille/libpedPF.htm) a opportunément supprimé cette page : ainsi fonctionnent les administrations de Big Brother, qui effacent régulièrement, dans le roman d’Orwell comme dans la réalité des syndicats-croupions, la trace des promesses non tenues.

 

(3)http://www.cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2009/06/Faut-iltransformerLIAentribunalmilitaire.aspx

(4) On trouvera trace de ces anciens débats dans http://www.cahiers-pedagogiques.com/article.php3?id_article=1894). Et les amateurs peuvent même aller voir ce que je lui ai répondu, à l’époque, dans le style conciliant qui m’était alors familier (http://www.cahiers-pedagogiques.com/article.php3?id_article=1909).

 

(5) http://www.r-lecole.freesurf.fr/fguichardmais01.htm