La suppression de la carte scolaire devait, entre autres ambitions, dissoudre peu à peu les ghettos scolaires — les Zones d’Exclusion Programmée des années 1980, dans l’ombre des ghettos sociaux des années 1960. Bientôt, il ne serait plus nécessaire d’avoir le bon piston, ou la bonne option, pour entrer dans un lycée plus classique que le modèle Pailleron de son secteur. Bientôt, les bons élèves plus ou moins défavorisés pourraient aller faire la nique à ceux des beaux quartiers…

Mais une libéralisation à laquelle on impose une contrainte devient vite un carcan. À la fin de la sectorisation s’est ajoutée récemment l’obligation pour les « bons » lycées de réserver un quota de places (en théorie autour de 20%) aux « boursiers » et autres déshérités.

A priori, pourquoi pas ? L’école a toujours eu, avec le service militaire, la réputation de brasser les classes. Fils de bourgeois ou filles de concierge, ils allaient tous dans les mêmes hauts lieux de la pensée en herbe…

Mais voilà : le service militaire a vécu, et à voir la politique des nouvelles inscriptions en Seconde pour la rentrée de septembre prochain, le melting pot scolaire est à ranger au rayon des vieilles lunes pédagogiques. Nombre de lycées semblent avoir choisi de ne recruter quasiment que des « boursiers », pendant que certains autres, affranchis depuis toujours des contraintes administratives, persistent à offrir leurs pupitres aux enfants du Vème ou du VIème arrondissements de Paris.

En théorie, le tri des dossiers est effectué non par l’établissement, mais par l’Inspection d’Académie (1). C’est une première distorsion, à laquelle s’ajoute celle de proviseurs soucieux de faire du zèle, et de ne plus compter dans leur établissement , outre ceux que ce qui reste de sectorisation les oblige à accepter, que des gosses aussi peu nantis que possible, quel que soit leur niveau. Devenir ZEP, ça, c’est de l’ambition. Et de la réussite.

Peut-être faudrait-il d’ores et déjà prévenir les parents : tel établissement de réputation honnête, sis dans une Préfecture ou une sous-préfecture sans histoire, aura majoritairement en Seconde, à la rentrée de septembre, des enfants issus des collèges les plus déshérités, où aux tares inhérentes au « collège unique » s’ajoutent celles d’un environnement peu propice aux études, et quelques habitudes dont le moindre effort n’est pas… la moindre.

Et il semble bien, à l’heure où j’écris, que l’entrée en Sixième soit tout aussi problématique. Comme si certaines administrations (à commencer par les Inspections académiques) tenaient absolument à saboter la rentrée, en protestant à leur manière contre la suppression de la carte scolaire, qui les défrise idéologiquement – ou qui, plus prosaïquement, leur donne un surcroît de travail pendant quinze jours. Mais après quelques dizaines de retours sur ce blog, partout en France, viser une Seconde précise, entrer dans une Sixième particulière, tourne au tour de force. Piston, me voilà !

Et pour ceux qui n’en ont pas ?

 

C’est à désespérer les classes moyennes. Elles comptaient sur l’Ecole pour donner à leurs enfants, dans la mesure où ils le méritaient, un avenir plus brillant que le leur. Elles doivent désormais savoir qu’elles sont interdites de très bons lycées, où entrent prioritairement les enfants des bourgeois qui habitent dans l’arrondissement, et interdites de lycées moyens, où par goût de l’égalitarisme imposé on finit par ne plus recruter que les exclus du système, quel que soit leur niveau. Un gosse méritant, bardé de bonnes notes, arrivant d’un collège, ZEP  ou non, où il a eu bien du mérite de résister au discrédit qui frappe les « intellos », n’a apparemment aucune chance d’entrer au lycée de ses rêves d’avenir, soit que le proviseur s’y oppose personnellement, soit que l’Inspecteur d’Académie l’ait préalablement exclu du tri. À sa place se retrouvent des « boursiers » dont le mérite le plus évident est d’être déjà aidés par la Nation. Quant aux internats, qui seraient pour biend es élèves une chance extraordinaire de sortir de leur milieu, ou simplement d’étudier dans des conditions optimales sans se taper trois heures de transport quotidien, inutile même d’en parler.

On sait que l’égalitarisme pédagogique des années 1970-2000 a engendré plus d’inégalités que l’élitisme de jadis. Le souci social d’aujourd’hui fabrique des exclus là où il n’y en avait pas encore, sans faire forcément de bien aux enfants qu’il feint d’aider.

Et bien évidemment, ces sélections par l’argent ou par le manque d’argent, tout aussi stupides l’une que l’autre, ont des incidences en aval. Quand on choisit sur dossier les entrants en Classes Préparatoires, on regarde de quel établissement arrive le prétendant. Et on sait très bien ce que vaut tel ou tel lycée de campagne. Les bons élèves sont donc victimes d’une double discrimination — à l’entrée en Seconde, et après le Bac. L’argument selon lequel les refus du lycée de Montélimar, par exemple, de scolariser les très bons élèves qui ne dépendent pas étroitement de son secteur, auraient pour objet de revitaliser celui de Nyons font long feu : on ne recrute pas spontanément en prépas à Valence ou Grenoble — pour ne pas parler de Lyon — les élèves de l’olive noire, bientôt on n’y recrutera plus non plus ceux du nougat, si l’on persiste à combler les trous avec des « boursiers » de tous niveaux.

Le petit Pagnol raconte comment, à l’orée du XXème siècle, les bourses sautaient lorsque les résultats scolaires ne suivaient pas. Le darwinisme de l’école de Jules Ferry et de ses descendants immédiats était impitoyable : il allait offrir au petit Camus l’occasion de briller, mais combien d’enfants méritants ont été sacrifiés à ces règles de fer…

Désormais, il suffit d’être pauvre, ou déclaré tel. Peu importe que l’on réussisse ou non. Peu importe que l’on soit ou non un voyou incontrôlable.

Sartre recommandait de ne pas désespérer Billancourt. Mais c’est désormais l’ensemble des classes moyennes que le système désespère.

Par classes moyennes, j’entends tous ceux pour qui le pain quotidien reste quotidien, mais dont le steack commence à être relativement hebdomadaire. Tous ceux dont les enfants, cet été, partiront en vacances chez eux, parce que leurs parents dépassent les minima sociaux qui permettent de bénéficier des aides du même nom. Tous ceux qui avaient l’espoir de voir leurs enfants les dépasser, socialement parlant. Sur le fronton des lycées dorénavant sera inscrit la devise de l’Enfer de Dante : « Vous qui entrez, abandonnez toute espérance » — toute espérance au moins d’oser plus haut, d’aller plus loin. De s’en sortir.

 

Les syndicats et le ministère en sont en ce moment aux derniers réglages de cette usine à gaz invraisemblable qui a nom « Brevet des collèges ». On cherche encore le moyen d’additionner des torchons et des lanternes, c’est-à-dire de combiner l’évaluation du « socle », pensée en système binaire (« maîtrise » ou « ne maîtrise pas » telle ou telle compétence), les notes du contrôle continu de Troisième, et les notes (chiffrées, celles-là) de quelques épreuves finales. Je suggère aux acteurs de ces négociations ardues d’y ajouter un paramètre : faire du Brevet le juge de paix de l’entrée en Seconde. Décréter que les résultats, et eux seuls, décideront du choix de l’établissement. Tout comme les résultats de Terminale (et accessoirement, très accessoirement, ceux du Bac) décident du recrutement en BTS, en IUT ou en Classes préparatoires. Voilà qui ferait du Brevet le vrai laboratoire d’un futur Bac.

Que l’on corrige doucement, « à la main », en donnant un coup de pouce aux meilleurs « boursiers », ce que peut avoir de trop rigide une pareille règle, pourquoi pas ? On le fait déjà dans les formations supérieures. Mais qu’une administration s’arroge le droit de condamner à la médiocrité des enfants supérieurement intelligents, sous le seul prétexte que leurs parents gagnent de quoi ne pas mourir de faim sans recourir à l’aide publique, ce qui n’est pas une tare, est un effet pervers, très pervers, des bonnes intentions — comme d’habitude. Le collège unique avait déjà le même but, et trente ans plus tard, son bilan est globalement négatif. D’aucuns voudraient bâtir un « lycée unique » sur le même modèle — sachant bien que les enfants des classes aisés, eux, ne seront jamais concernés par la discrimination positive, qu’ils dépendent géographiquement de « bons » lycées, ou qu’ils aient les moyens de s’offrir du « bon » privé.

Le Président de la République devrait se méfier. Un régime meurt d’imperceptibles impolitesses. Ceux qui ont voté pour lui ne sont pas les bénéficiaires du « paquet fiscal », qui n’ont jamais été assez nombreux pour faire élire qui que ce soit. Ce sont, comme d’habitude, les classes moyennes qui l’ont porté au pouvoir. Des gens qui n’auront jamais ni Rolex, ni Patek Pilippe. Elles savaient bien, ces classes moyennes, que Royal se contenterait de perpétuer, à l’Ecole, la fabrique du crétin. Elles ont voulu croire que Sarkozy, tout en menant une politique tout aussi libérale que sa concurrente « socialiste », donnerait un peu d’air à un système d’enseignement qui crevait sous la dictature des idéologues de la pédagogie. Les décevoir, c’est les jeter dans les bras du premier qui sera bien conseillé : ce n’est pas parce que l’on ne brille pas aux Européennes que l’on ne peut pas, trois ans plus tard, remporter la Présidentielle. L’Ecole, à force d’être l’école du désespoir, pourrait bien, en ces temps de crise, être le juge de paix des futures ambitions.

 

Jean-Paul Brighelli

 

(1) À Marseille, et sans doute ailleurs, il semble bien que l’Inspection d’Académie n’ait même pas pris la peine de demander aux Collèges d’expédier les dossiers patiemment et soigneusement montés par les élèves et leurs enseignants, en Troisième, pour valoriser tel ou tel gosse « méritant » et le faire accéder à une Seconde à options « nobles » d’un établissement réputé. Le critère « social » est devenu déterminant en première comme en dernière instance. Tu es en Troisième ZEP et tu te casses la tête à être bon élève ? Tu seras en Seconde ZEP, mon fils — le Bac, tu l’auras quand même, même s’il ne vaut pas grand chose. D’ailleurs, pourquoi ne fais-tu pas un BEP tout de suite, toi qui n’es fils de personne — ni fils de riche, ni fils de pauvre ?