Drikke, dit le danois. Drink, dit l’anglais. Et l’allemand, Trinken. « Trink ! », ordonne Rabelais — c’est l’oracle de la Dive bouteille, c’est le « Enivrez-vous ! » baudelairien. Tout cela vient d’une très vielle racine indo-européenne, dhreg-, qui signifiait originairement glisser — et pour glisser, ça glisse bien, ça descend facile — surtout quand c’est bon. Le petit Jésus en culottes de velours, disait mon grand-père…
Vous n’êtes pas sans avoir appris par cœur les verbes irréguliers anglais. Drink, drank, drunk, ânonnions-nous. Et donc Drunk, le dernier film de Thomas Vinteberg — l’homme qui avait eu le Prix du Jury au festival de Cannes en 1998 pour ce chef d’œuvre de cruauté familiale (pléonasme !) qu’était Festen, et qui aurait dû décrocher cette fois la Palme d’or pour son dernier opus, si le festival 2020 n’avait pas été annulé au nom d’une politique sanitaire dont je ne dirai rien tant elle me met hors de moi.
Quatre enseignants qui s’aiment bien — une espèce assez rare, pour autant que je connaisse le milieu —, en pleine « midlife crisis » (ou crise de la cinquantaine, si vous préférez), mariés ou non, autrefois brillants, engoncés dans une routine sclérosante, enfants sur les bras, partenaire présente / absente, sans motivation, habitant un pays luthérien, circonstance aggravante, apprennent fortuitement qu’un psychologue norvégien, Finn Skårderud (qui existe vraiment) affirme que l’homme est en manque d’alcool dès sa naissance, et qu’il a besoin d’un taux à 0,5 — en moyenne — pour être au mieux de sa physiologie et de ses performances.
Que risquent-ils ? Ils se lancent dans l’expérimentation, et comme on pouvait s’y attendre, ils deviennent rapidement plus brillants, plus performants et plus extravertis — y compris au lit.
Jusque là, rien de très nouveau. Que l’alcool désinhibe, on le sait, il n’y a qu’à contempler les hordes de Vikings affalées sur les plages languedociennes et tétant leurs cubis de rosé pour s’en persuader. Qu’il rende même plus intelligent, il n’y a qu’à relire le Banquet pour s’en souvenir. Mais Drunk entre alors dans une autre dimension, que seul Ferreri avait explorée avec la Grande bouffe. Il ne s’agit plus d’être plus, d’être mieux, mais d’aller au-delà.
Voltaire disait de Rabelais que c’était « un philosophe ivre qui n’a écrit que dans le temps de son ivresse ». Propos d’abstinent. Rabelais, pour oser ses outrances, devait de temps en temps se murger méchamment. Nos quatre pédagogues, qui aiment explorer à fond, vont au-delà de la gaité, au-delà même de l’ivresse. Ils vont au fond. L’un d’eux n’en remontera pas.
Vinterberg a perdu sa fille — à qui le film est dédié — pendant le tournage. Il n’a pas pu tourner la scène de funérailles (qui vaut largement, au niveau émotion, celle de Quatre mariages et un enterrement, qui a fait découvrir Auden à tant d’ignorants), qu’il a laissé diriger par son scénariste. Il a aussi affirmé que les acteurs n’ont consommé aucun breuvage alcoolisé sur le plateau au moins, ce qui rend encore plus exceptionnelle la performance des quatre acteurs. En particulier celle de Thomas Bo Larsen (le frère quelque peu excité de Festen), et bien sûr celle de Mads Mikkelsen, qui n’en finit plus d’étonner son monde. Sa performance dans un précédent film de Vinterberg, la Chasse, était déjà sidérante. Là, il m’a rappelé celle de Christopher Walken dans Voyage au bout de l’enfer. Et comme Walken, il se révèle à la fin un remarquable danseur — car c’est bien de cela qu’il s’agit : danser au bord du gouffre est la seule solution pour encaisser ce monde, « pour ne pas sentir l’horrible fardeau du Temps qui brise vos épaules et vous penche vers la terre » — comme disait Baudelaire, encore.
Jean-Paul Brighelli
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