William Orpen (1878-1931), Nuit (n°2), 1907

On se rappelle bien sûr ce joli dialogue, sous le balcon :

« ROXANE, s’avançant sur le balcon.
C’est vous ?
Nous parlions de… de… d’un…

CYRANO
Baiser. Le mot est doux !
Je ne vois pas pourquoi votre lèvre ne l’ose ;
S’il la brûle déjà, que sera-ce la chose ? »

La mise en mots précède la mise en bouche : le baiser, avant de s’échanger, passe par le langage — ne serait-ce que celui que l’on échange avec soi-même. Quoi, moi, l’embrasser ?

Vient alors le moment où la voix s’éteint, quand les langues s’emmêlent.

Il est significatif qu’un même mot, en français, désigne ce qui se parle et ce muscle charnu tapissé de papilles. Les Anglais ont raté l’équivoque, qui distinguent language et tongue — alors que c’est au fond un même processus (tout jeu de mots ici est volontaire) qui commence en une articulation et s’achève sur une certaine façon de se désarticuler, de s’écraser les lèvres.

Un même mot désigne pareillement le premier baiser et le fait de copuler. Parce que les langues, en se nouant, se dénouant et s’emmêlant, miment ce qui adviendra à plus ou moins long terme — deux minutes, deux jours, ou deux semaines. Leur baiser échangé, Juliette et Roméo passent naturellement, en quelques battements de cœur — le battement de cœur est la mesure temporelle des amants, qu’ils soient à Vérone ou ailleurs — du balcon accroché à la façade au lit profond comme un tombeau.

Toulouse-Lautrec (1864-1901), Dans le lit, le baiser, 1892

Il est significatif que le baiser soit à peu près ignoré de l’industrie pornographique, qui appauvrit l’ambiguïté et se concentre (là aussi, les amateurs d’équivoque s’esclaffent) sur les actes toujours identiques de la sexualité filmée. On se souvient qu’autrefois, commerce était aussi à double sens. Mais l’argent a tué ce qui dans le mot — le doux commerce — impliquait une relation sentimentale ou sensuelle.

D’où les éclats de rire des élèves confrontés à Louise Labé :

« Baise m’encor, rebaise-moi et baise ;
Donne m’en un de tes plus savoureux,
Donne m’en un de tes plus amoureux :
Je t’en rendrai quatre plus chauds que braise. »

Parce que ces petits crétins n’entendent plus que le sens pornographique de baiser. Que des amants s’embrassent au lieu de forniquer d’entrée (là encore…) les dépasse. Qu’ils s’embrassent même durant l’étreinte leur paraît incongru. Comment s’étonner que leurs ébats soient de plus en plus rares, disent les statisticiens, puisqu’ils se réduisent et se résument à des tressautements disharmonieux ? L’étreinte réduite à l’acte tue nécessairement l’amour. Le baiser est à la fois le préliminaire obligé et le fil conducteur de l’érotisme — qui contrairement à la pornographie est essentiellement affaire de langage. On écrit des romans érotiques (pour en avoir rédigé quelques-uns, j’en connais un bout sur le sujet), on produit des follicules ou des films pornographiques.

Le cunnilingus même, qui transpose dans l’hémisphère sud le baiser commencé au nord, doit être pratiqué comme un acte de langage — « baiser, au bord des lèvres, l’âme », dit Cyrano : pensez donc que l’on parle de l’âme d’un canon. Il n’est pas question de farfouiller entre ces lèvres secondes comme un pourceau en quête de glands (là aussi…).

C’était ma contribution à cette nuit de la Saint-Sylvestre que je vous souhaite longue et ardente. Rappelez-vous : ce que l’on fait à la bascule de l’année, on le fait toute l’année.
Alors, appliquez-vous, parlez-lui, étourdissez-la de langage. Le reste viendra en sus — et là encore, les amateurs de calembours s’en donneront à cœur joie.

Jean-Paul Brighelli

Gustav Klimt (1862-1919), Le Baiser, 1908-1909

76 commentaires

  1. Les Anglais ont raté l’équivoque, qui distinguent language et tongue —

    i) raté,raté…ils n’ont pas choisi
    ii) il est fondamentalment vrai que dans l’anglais qui se parle aujourd’hui, »tongue » désigne l’organe et language la langue (ou le langage) qui se parlent
    iii) chipotons un peu,tout de même
    a) la glossolalie se dit (encore aujourd’hui) « speaking in tongues » (une occurrence dans The Crucible d’Arthur Miller)
    b) Addiosn se réfère au latin et au grec comme étant des « ancient tongues » La séparation language/tongue n’est pas si nette que ça
    c) si je dis d’une femme qu’elle a « a sharp tongue » (lit. une langue aiguisée/ tranchante) ce n’est pas que je craigne que, d’un coup de langue, elle puisse abolir mes testicules, c’est que je sais que son verbe peut faire mal, qu’elle est un as de l’épigramme.

  2. Fatwa brighellienne:

     » Il n’est pas question de farfouiller entre ces lèvres secondes comme un pourceau en quête de glands (là aussi…). »

    Alors ça! J’ai besoin d’une explicitation.

    Léchage doux et soigneux du « glans clitoridis », verboten ?

    Ca peut quand même pas être ça le sens de la fatwa,non ?

  3. Avant tout :
    Bonne année à toutes et tous. Meilleure que 2024 ce qui permet de couvrir tous les cas de figure. .
    » Il n’est pas question de farfouiller entre ces lèvres secondes comme un pourceau en quête de glands (là aussi…). »
    Dans ce type de phrase on hésite toujours sur le sens de la négation ou plus largement de la critique : il n’est pas question de …
    Porte t elle sur l’acte ( le cunnilingus) ou sur la façon – mauvaise – de le pratiquer?
    Ici c’est pour moi clairement la seconde hypothèse.

    • Merci pour l’éclaircissement.

      Il faut tenir compte de cette phrase qui précède:

      « Le cunnilingus même, qui transpose dans l’hémisphère sud le baiser commencé au nord, doit être pratiqué comme un acte de langage — « baiser, au bord des lèvres, l’âme », dit Cyrano »

      Ne pas s’y prendre comme un pourceau…truisme. mais chercher délicatement le « glans clitoridis » ,oui.

  4. Voir aussi rouler une pelle, un palot, un patin, une galoche, bécoter, licher, préparer une fricassée de museaux, …

    Bonne année 2025 pour ceux qui le méritent.

    •  » Bésame mucho (« embrasse-moi beaucoup ») est une chanson de variété écrite et composée en 1932 par la pianiste mexicaine Consuelo Velázquez d’après une aria d’Enrique Granados. Ce boléro en do mineur est devenu la chanson en espagnol la plus reprise du XXe siècle. »
      Wikipedia
      Les paroles du premier couplet
      Bésame, bésame mucho
      Como si fuera esta noche la última vez
      Bésame, bésame mucho
      Que tengo miedo a perderte, perderte después
      Autre version
      Perderte otra vez

      Embrasse-moi, embrasse-moi beaucoup,
      Comme si cette nuit était la dernière fois,
      Embrasse-moi, embrasse-moi beaucoup,
      Car j’ai peur de te perdre,
      De te perdre une nouvelle fois.

      De façon amusante, avec une pronciation puriste de l’espagnol,  » vez » donne  » bez »…
      ( de même dans les paroles non officielles de l’hymne espagnol ( qui datent de l’ére franquiste) les paroles Viva Espana sont prononcées Biba Espana par les nationalistes castillans les plus zélés).

      • « v » et « b »… la langue espagnole, en Amérique du Sud, beaucoup plus douce – tout comme la langue portugaise, plutôt âpre, au contraire du brésilien.

  5. Dugong 2 janvier 2025 At 8h26
    Mirvables ?

    Non, mais d’après le prospectus,une fois enfoncée dans votre cul elle permet de fournir de bonnes images sous tous les angles et donc une évaluation précise du volume et de la forme.

  6. WTH 1 janvier 2025 At 16h57
    Un encore jeune moustachu s’agace sur Causeur –

    https://www.causeur.fr/retailleau-darmanin-couple-fatal-298603
    _________________________________________________________________________
    citation:

    « Ce gouvernement n’a pas plus d’avenir que le précédent, parce qu’il refuse de prendre les mesures que réclame le peuple, en sortant pour un temps de l’État de droit. »

    Pour le rétablir après un certain temps ?

  7. Il me semble qu’on pourrait éviter certains crimes,tout en restant dans l’état de droit.

    Exemple: Blanquer a constamment protégé l’activiste musulman Sefrioui;s’il ne l’avait pas fait,s’il avait abrogé le texte qui a permis à Sefrioui d’être reçu par le principal du collège de Conflans Saint Honorine, Sefrioui n’aurait pas pu lancer sa campagne contre Samuel Paty et,probablement,Anzorov n’aurait jamais entendu parler de Samuel Paty.
    Deuxièmement,si le Ministre de l’Intérieur n’avait pas jugé la menace faible, il aurait pris des mesures efficaces de protection.Tout en restant dans l’état de droit.
    Sefrioui a été condamné à des années de prison,dans un système qui est celui de l’état de droit.

  8. ECHO 1 janvier 2025 At 14h07

    » Il n’est pas question de farfouiller entre ces lèvres secondes comme un pourceau en quête de glands (là aussi…). »
    Dans ce type de phrase on hésite toujours sur le sens de la négation ou plus largement de la critique : il n’est pas question de …
    Porte t elle sur l’acte ( le cunnilingus) ou sur la façon – mauvaise – de le pratiquer?
    Ici c’est pour moi clairement la seconde hypothèse.
    _________________________________________________________________________

    Très probablement,quasi certainement;on voit mal un homardiseur lancer une fatwa contre le léchage du « glans clitoridis » (lequel est apprécié par une écrasante majorité de meufs,y compris lesbiennes.)

    Cela dit, le message n’est pas si clair.
    On pourrait finasser et dire qu’il signifie; chercher le gland fait de vous ipso facto un pourceau en quête de glands.

    Surtout que juste avant,il est dit:

    Le cunnilingus même, qui transpose dans l’hémisphère sud le baiser commencé au nord, doit être pratiqué comme un acte de langage — « baiser, au bord des lèvres, l’âme »

  9. — le battement de cœur est la mesure temporelle des amants, qu’ils soient à Vérone ou ailleurs —
    _________________________________________________________________________
    Proust ne parle pas des battements ,de la mesure du temps…mais il parle de spsmes, de douleur.

    Elle me parlait aussi de ses promenades qu’elle avait faites, avec des amies, dans la campagne hollandaise, de ses retours, le soir, à Amsterdam, à des heures tardives, quand une foule compacte et joyeuse de gens qu’elles connaissait presque tous emplissait les rues, les bords des canaux, dont je croyais voir se refléter dans les yeux brillants d’Albertine, comme dans les glaces incertaines d’une rapide voiture, les feux innombrables et fuyants. Comme la soi-disant curiosité esthétique mériterait plutôt le nom d’indifférence auprès de la curiosité douloureuse, inlassable, que j’avais des lieux où Albertine avait vécu, de ce qu’elle avait pu faire tel soir, des sourires, des regards qu’elle avait eus, des mots qu’elle avait dits, des baisers qu’elle avait reçus ! Non, jamais la jalousie que j’avais eue un jour de Saint-Loup, si elle avait persisté, ne m’eût donné cette immense inquiétude. Cet amour entre femmes était quelque chose de trop inconnu, dont rien ne permettait d’imaginer avec certitude, avec justesse, les plaisirs, la qualité. Que de gens, que de lieux (même qui ne la concernaient pas directement, de vagues lieux de plaisir où elle avait pu en goûter), que de milieux (où il y a beaucoup de monde, où on est frôlé) Albertine — comme une personne qui, faisant passer sa suite, toute une société, au contrôle devant elle, la fait entrer au théâtre — du seuil de mon imagination ou de mon souvenir, où je ne me souciais pas d’eux, avait introduits dans mon cœur ! Maintenant, la connaissance que j’avais d’eux était interne, immédiate, spasmodique, douloureuse. L’amour c’est l’espace et le temps rendus sensibles au cœur.

    • Dans le genre extrême (ère du c’estassez-20esiècle),
      il fut difficile de dépasser Maggie Thatcher.
      Nombreux furent ceux qui tournèrent le dos à son cercueil, dans les rues de Londres.
      Au contraire de ceux qui applaudissaient, voire pleuraient, en voyant passer le train transportant le corps de Robert Kennedy.
      L’histoire est parsemée de bonnes comme de mauvaises intentions – Lap’alissade –

      … Genre extrême donc poursuivi par un certain Tony Blair, qui, par la suite, a trempé dans absolument tout (et son contraire) pour se remplir les poches.

      C’est ainsi que prennent tout leur sens les trois mots « burn, burn, burn » !

    • Article signé par un économist’ dont un des « ouvrages » (!)
      a été préfacé par un certain Edgar Morin.
      Son dernier (d’ouvrage) s’intitulant « Le testament d’un économiste désabusé »,
      il a heureusement retrouvé un peu de tonus en investissant (!) dans… « l’Art trading & Finance » – sur le site, la « permanent exposition » vaut le détour…

      Et la question est : a-t-il fourgué une œuvre d’art au vieil Edgar ?

      https://fr.artradingfinance.com/

    • Bon, c’est Varouf’… N’empêche que son (2017) « conversations entre adultes – dans les coulisses secrètes de l’Europe » n’était pas inintéressant… (Pauvre Grèce)

  10. Jean-Paul Brighelli 3 janvier 2025 At 2h05
    Pour en créer un nouveau. De la même manière que les Romains de la République se choisissaient un dictateur dans les moments graves, et récupéraient leur système le danger passé.
    _________________________________________________________________________
    a) Je suis plus que dubitatif (en un seul mot) quant à la durée possible de la « parenthèse ».
    b) Comme dit plus haut,sans rien changer à notre législation,on peut très bien pourchasser et emprisonner les criminels. En ce qui concerne les criminels musulmans, c’est l’action néfaste de certains- par exemple l’islamo-droitiste Blanquer-qui a entravé l’action de la police et de la justice.
    c) Ne peut-on passer d’un état de droit à un autre état de droit (par exemple en changeant de constitution) sans la parenthèse d’un état de non-droit ?
    d) la frontière entre état de droit et état de non-droit est-elle très nette ?
    Quand Macron viole certaines lois de la République, sommes-nous encore dans l’état de droit ?
    « Aucun acte médical ni aucun traitement ne peut être pratiqué sans le consentement libre et éclairé de la personne et ce consentement peut être retiré à tout moment. »

    https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000000227015/

  11. Dugong 3 janvier 2025 At 14h22
    Varouf revient, il croit que la situation est prérévolutionnaire :
    ministre-des-finances-grec-les-geants-de-la-big-tech-sont-prets-a-profiter-du-second-mandat-trump_6479573_3234.html
    _________________________________________________________________________

    Je cite le titre:
    « Les géants de la Big Tech se sont installés dans le bureau Ovale »

    Tous ?

    Bill Gates ?

    • ça va être amusant (ou pas) de suivre l’après 20 janvier… !
      Le pouvoir (ou plutôt presque tous les pouvoirs), ils (l’) les ont déjà…
      En particulier l’Elon qui suit pas à pas son Trumpy (« à nous Panama’s canal, le Groënland, le Canada ! »)
      et qui donc s’est offert un petit tour à ND,
      et apporte maintenant son « soutien » (!) aux vilaines droites… anglaise et allemande.
      Aucune réaction niveau européen.
      Le reste du monde s’en fout.
      Xi doit se contenter de ricaner (et même pas jaune).
      L’essentiel est que le business marche fort.
      La guerre économique ne s’arrête jamais.
      Quant au(x) peuple(s), sans X, Amazon, & co…
      What else ?!

  12. WTH 3 janvier 2025 At 17h42
    Et the Panama Papers ?

    Exact.

    On dit :
    The Bering Strait
    mais on dit:
    The Strait of Magellan (aussi: The Starits of Magellan)

    Bering et Magellan sont des personnes.

  13. WTH 3 janvier 2025 At 20h29
    (J’ignorais ; donc, quand il s’agit d’une personne, pas d’s )

    Oh la la,comme vous allez vite en besogne!

    Panama n’est pas une personne et on dit bien The Panama Canal.

    J’ignore s’il y a une règle ou simplement des usages consacrés.

    Pourquoi dit-on The Strait of Gibralatar et pas The Gibraltar Strait ?

    Peut-être est-ce parce que ce serait une traduction littérale de l’espagnol …allez savoir.

    Un ‘s dans un nom de lieu Land’s End (mais end n’est pas un terme de géographie.)

    Faudrait répertorier toutes les dénominations de détroits et voir celles qui comportent la préposition of

    The Strait of Hormuz

    Allez ,au boulot!

  14. Les groupes nom + complément de nom se construisent souvent sans marque grammaticale intermédiaire ( ni of, ni s’).
    The marketing director, le directeur du marketing
    Mais of reste possible.
    Y a t il une théorie?

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