Alors vint le « sujet d’invention ».
Sauver les Lettres (SLL pour les intimes) a pour cet exercice inventé par les « programmes Viala » une aversion totale : « Les épreuves écrite et orale doivent être définies de manière à permettre une bonne évaluation du travail de l’année. Ce n’est pas le cas des actuels sujets  » d’invention « , qu’il est impossible de préparer sérieusement en classe et qui mobilisent généralement très peu de connaissances disciplinaires. » Et d’ajouter : « L’écriture d’invention, pratiquée à l’occasion dans l’année comme exercice de formation, pourrait être envisagée comme épreuve dans le cadre d’une option  » Art littéraire  » dotée d’un véritable horaire et de professeurs formés. » (1)
Un fait est sûr : le « sujet d’invention » du Bac est absurde dans la forme qu’il a fini par prendre (en gros, la rédaction d’un texte argumentatif, cette panacée qui a tué l’enseignement du fait littéraire, sous une forme plus ou moins familière — lettre, dialogue, etc. — rien qui mobilise la moindre connaissance littéraire), et impossible à corriger si on lui restituait ses intentions initiales.
Exemple ? J’ai souvenir d’avoir corrigé en 2003 un tel sujet : en s’appuyant sur la lecture d’une longue page de Pierre Loti extraite de « Fantôme d’Orient » (qui est plus ou moins la suite, vingt ans après, de « Aziyadé »), et dans le cadre du « sujet d’étude » « Biographique », les élèves devaient, s’ils choisissaient le « sujet d’invention », développer le synopsis suivant : « Loti est allé à Stamboul « remuer toute cette cendre… » (dans « Eh bien ! […] cette cendre. ») à la recherche d’Aziyadé, sans aucun résultat. Vous rédigerez l’extrait du journal de voyage qu’il a pu écrire sur le bateau du retour, en confrontant ses rêves à la réalité. »
Ce qui supposait, dans l’ordre, de connaître Loti (je doute que qui que ce soit ait traité un roman de Loti en Première) et de savoir en imiter le style quelque peu fin de siècle, de savoir ce qu’est l’esthétique d’un « log-book », et de maîtriser les allers-retours entre passé et présent — un jeu classique pour un mémorialiste, mais assez ardu à 17 ou 18 ans… Sans compter l’appel à la nostalgie, qui, comme chacun sait, n’est plus ce qu’elle était…
Bref, c’était d’une ambition démesurée — surtout si l’on tient compte du fait qu’un tel sujet s’adressait à des adolescents qui avaient déjà eu droit à un Primaire réaménagé (pas autant qu’aujourd’hui, mais le pédagogisme ne date pas d’hier), un Collège tout à fait « unique », et des cours de Seconde / Première qui en fait d’objets d’étude les initiaient déjà surtout à la communication — la vision au moins qu’en ont pas mal de profs de Lettres…

Ayons pourtant de l’ambition pour l’école. Ce sujet aberrant, faisons-le entrer dans le champ du possible, demandons-nous comment le traiter — demain. Quelle maîtrise du français est nécessaire ; quelle immersion dans la littérature, dès le Collège (et même avant) est indispensable ; quelle habitude de l’écrit suppose la maîtrise d’un tel sujet.
Voilà le programme. Plutôt que de le récuser a priori, cet « exercice d’invention » pourrait être le but ultime de l’enseignement des Lettres : apprendre à lire / apprendre à écrire ne sont que les deux facettes d’une même activité, qu’est l’accession au Texte.
Cela suppose un retour massif de la « rédaction », quasiment tombée en désuétude — sans qu’il soit forcément à chaque fois question de rédiger quatre pages serrées sur ses vacances de l’an dernier : écrire cinq lignes, quatre vers, trois répliques, partir des exercices de l’Oulipo et du S+7, jouer au « cadavre exquis » — autant de façons de faire entrer un enfant dans l’écrit. Et quelque révérence que j’aie pour la dissertation, je trouve parfois un peu décourageant de confronter des adolescents à un exercice critique ardu, à l’âge où peut-être ils commencent à croire qu’ils ont quelque chose à dire — à l’âge surtout où, presque au terme d’une formation enfin remise sur pieds, ils auraient les moyens de le dire — par l’imitation. « Rien de plus soi que de se nourrir d’autrui. Le lion est fait de mouton assimilé » (Valéry).
Alors, renversons le rapport actuel, qui prétend faire des élèves de petits critiques littéraires en herbe — et rééquilibrons le « faire » avec le « commenter ». Finissons-en avec les pseudo-analyses pseudo-structuralistes (2), et revenons à la littérature comme objet de volupté — parce qu’il y a deux voluptés conjointes à savoir lire et à savoir écrire. Nombre de ceux qui passent sur ce blog et y laissent des traces plus ou moins répétées savent bien ce que je veux dire, parce qu’ils arrivent d’une époque où le Livre était la porte de l’imaginaire et du réel.

Le réel, vous êtes sûr ? Danièle Sallenave, dans un ouvrage déjà ancien mais indispensable, écrit : « Les livres seraient donc le chemin pour revenir au monde. Car il ne s’agit pas de changer la vie en lui adjoignant les honneurs ou l’argent, la réussite et le divertissement : ce ne sera toujours que la vie ordinaire avec des honneurs, la vie ordinaire des gens riches. Il s’agit de s’adjoindre les livres, non pour changer de vie, mais pour changer la vie. Tout le reste masque la douleur de la vie ordinaire : seuls les livres la métamorphosent. » Et de conclure : « Contre les esthètes, qui placent les livres au-dessus de la vie, et contre les ignorants ou les démagogues, pour qui la vie est maîtresse de toute expérience et de tout savoir, on soutiendra ceci : c’est dans la vie que les livres trouvent un monde ; c’est dans les livres que la vie prend figure (…) SI le monde ne se constitue pleinement comme monde habitable qu’à travers l’expérience des livres, être privé de livres, ce n’est donc pas seulement être privé d’instruction, de formation, de culture ou encore d’un loisir, d’un plaisir, d’une jouissance ; c’est mener une existence dénuée de son nerf intime, hors d’état de poser la question de son sens. » (3)
C’est cela, le but ultime de l’enseignement du Français à l’école. Pas autre chose. Pour y arriver, pour maîtriser la littérature, il faut savoir insérer un livre et un auteur dans une époque (la sienne et la nôtre), et il faut pour cela revenir à une étude chronologique un peu stricte ; savoir comprendre le sens (ce qui suppose une remise en cause du point de vue presque exclusivement techniciste qui sévit depuis dix ans) ; savoir goûter les délices offertes, ce qui ne peut arriver qu’à force de répétitions (le « par cœur » !) et d’essais réitérés (« cent fois sur le métier… »). Tout comme on n’apprend à lire qu’en apprenant à écrire, on ne devient bon lecteur que le stylo à la main — ou, au moins, la plume dans la tête, à chercher comment ça marche, à traquer les tics remarquables, à mâcher longuement telle phrase ou tel vers, à se les répéter jusqu’à absorber complètement leur pulpe.
Alors, bien sûr, un exercice d’invention n’est pas « notable ». Les écarts de barèmes, lorsqu’un même sujet d’invention est proposé, à titre d’essai, à une pluralité de correcteurs, sont significatifs (de même les écarts invraisemblables dans l’appréciation des scénarios écrits par les élèves des option cinéma). Mais c’est l’exercice qui seul peut mener vraiment vers l’explication de texte, ou vers la dissertation — ou la rédaction, sur un quelconque blog, de remarques un peu moins mal écrites que d’ordinaire.

Jean-Paul Brighelli

(1) Les programmes réécrits par SLL sont consultables sur http://www.sauv.net/projetproglycee.php. On pourra les comparer utilement avec les propositions de l’Association des Professeurs de Lettres, sur http://www.aplettres.org/futurs_programmes.htm.

(2) Je dis pseudo-structuralisme, parce qu’il ne me viendrait jamais à l’idée de mélanger les analyses de Barthes sur Racine ou celles de Todorov sur les Liaisons avec la stérilité du schéma actanciel appliqué à toutes les sauces et l’ennui des « fonctions du langage » collées sur n’importe quoi.

(3) Danièle Sallenave, le Don des morts, Gallimard, 1991.