La fille d’une internaute di qualità, comme dit le Barbier, vient d’avoir, en Troisième, le sujet de Rédaction suivant — à faire à la maison :

    « Un élève de sixième vient d’être puni parce qu’il a transgressé une règle du collège. Il ne comprend pas la sanction qu’on vient de lui infliger. Au cours d’un dialogue avec lui, vous lui expliquez le rôle et l’intérêt de la sanction dans l’éducation de l’individu. »

    Ledit sujet est escorté de « consignes » qui encadrent très strictement la rédaction :

    – Vous devrez préciser de quelle transgression il s’agit et quelle est la sanction infligée.

    – Vous intégrerez le dialogue dans un passage narratif (qui ne doit constituer qu’une petite partie de votre travail).



    – Le dialogue devra être argumentatif : vous pourrez l’illustrer d’exemples et vous référer au règlement intérieur du collège.



    – Il sera tenu compte dans l’évaluation de la correction de la langue et de l’orthographe.(1) 

    Qu’en penser ?

    D’abord, que l’on voit là la dérive majeure de l’enseignement du Français, en Lycée et dans cette propédeutique au lycée qu’est la Troisième : vouloir à toute force que la littérature soit prioritairement argumentative. Un cran de plus, et elle transportera un (ou plusieurs) « messages », ce qu’elle se garde bien de faire — il y a des postiers pour ça.

    Cela procède d’une méconnaissance inouïe de ce qu’est la littérature, et de ce que peuvent être les soucis d’un écrivain. Je ne crois pas qu’aucun auteur sérieux se soit un jour assis à sa table en se disant : « Tiens, je vais construire une argumentation ». Il a d’autres soucis en tête — par exemple, poser le mot adéquat au bon endroit, mettre ou retirer un coordonnant, ciseler l’euphonie, — ou, tout bonnement, raconter une histoire qui soit « propre à faire de l’effet », comme dit Laclos.

    Mais depuis les programmes Viala (1999-2000) et les délires du « tout se vaut » en littérature et ailleurs, on ne traite plus les textes que comme des sacs à messages. L’idéal, désormais, c’est le « J’accuse » de Zola. Et au lieu d’apprendre aux élèves comment on écrit, comment un adjectif placé à droite ou à gauche d’un substantif fait porter ou non l’accent sur la subjectivité, comment une virgule permet de se suspendre la phrase et de surprendre le lecteur, on les somme d’apprécier l’Argumentation — majuscule, s’il vous plaît ! — et de la reproduire.

    Rien d’étonnant : nous sommes depuis une trentaine d’années sous la tyrannie du « tout-communicant ». Avec une conception de la « communication » aussi erronée que fatale — comme si le souci de celui qui parle était de faire passer des idées à un auditeur de bonne foi (en est-il ?), et non d’avoir barre sur lui.

    Ce qui m’amène à La Fontaine.

    C’était en 1997, et j’interrogeais pour l’EAF dans un lycée d’Evry. Dans sa liste, un élève avait le Corbeau et le Renard. J’adore cette fable — elle dit sur la communication tout ce qu’il faut en savoir : manipulation, maîtrise, effacement apparent de l’ego (pas un seul Je » dans le discours du Renard) et du sujet (il n’est pas question du tout de fromage dans les propos du goupil), effet garanti de feed back (c’est drôle, de « nourrir en retour » quand il s’agit de fromage), allusion à ces gens de justice (vêtus de noir) qui se voulaient nobles (Monsieur « du » corbeau), critique de la Cour et peut-être même du Roi, auquel on arrache ce que très justement nous appelons aujourd’hui des « fromages », et qui s’appelait à l’époque gratifications et charges…

    Mais l’élève que j’interrogeais était bien mal formé pour m’expliquer cela. Du coup, j’ai collé la même question à ses petits camarades — j’ai dû, en une semaine d’oraux, entendre quinze fois les mêmes affirmations superficielles sur La Fontaine.

    Je préfère ne pas dire ici ce que j’ai pensé de l’enseignant qui leur avait débité ces fadaises.

    L’autre fable porteuse d’« argumentation », c’est bien entendu le Loup et l’Agneau. Un site fort prisé des enseignants en propose même une « explication » parfaitement foireuse, mais qui illustre bien les dérives du Français aujourd’hui (2) : on voit paraît-il à l’œuvre dans cette fable lumineusement obscure « le ferment de tous les génocides », et, in fine, la promotion de la Raison qui seule a le  « pouvoir de distinguer le vrai du faux », et « permettra de délivrer les violents de cette perversion, de les rendre inoffensifs en les mettant à nu et de débarrasser la foule de cette naïveté qui lui fait emboîter le pas au discours dogmatique. » Tout est dit, rien n’est dit. De ce que la fable pourrait contenir d’allusions au procès de Fouquet, nous ne saurons rien. De ce que le fabuliste, disciple des « Anciens » mais résolument « moderne », fait d’Esope et de Phèdre, ses devanciers (ou même d’un épisode du Page disgracié de Tristan l’Hermite, que La Fontaine ne pouvait pas ne pas avoir lu), rien non plus. De ce que l’ancien étudiant en Droit a retenu du vocabulaire et des formes de la Justice, pas davantage — alors même que le dernier mot, « procès », invite à une relecture juridique de l’ensemble. Et de l’art incroyable (« pas un mot de trop », « un objet parfait », disait Gide) qui anime un dialogue qui n’en est pas un (encore un exemple de communication malheureuse — mais terriblement efficace — et de manipulation des discours), encore moins.

    Penser que la fable est une plaidoirie contre l’injustice, c’est passer à côté de tout ce qui fait l’intérêt (et la violence) de La Fontaine, qui est très loin d’être un amuseur d’enfants : le plaideur, en l’occurrence, c’est l’agneau — et il perd. La Justice est réellement pour La Fontaine le droit du plus fort (voir en parallèle les Animaux malades de la peste, entre autres fables consacrées au sujet), et le souverain qui en est le garant est le tout premier à dévorer ses sujets. Napoléon à Sainte-Hélène, par l’un de ces retours sur soi si fréquents chez les despotes détrônés, pensait que « le Loup eût dû s’étrangler en mangeant l’Agneau » — justice immanente soudain revendiquée par quelqu’un qui se plaignait du lion britannique, mais qui avait su, en son temps, apprendre à vivre au duc d’Enghien — façon de parler…

    Et je passe sur les dérives pédagogistes (3) auxquelles l’interprétation de cette fable peut donner cours (4)…

 

    Revenons à nos moutons — si je puis dire…

    Je voudrais suggérer à notre élève de Troisième une rédaction qui décevra peut-être son professeur, mais dont La Fontaine aurait su, j’en suis sûr, tirer une morale intéressante (et profitons-en pour rappeler que la plupart des Fables concluent à l’absence de Morale — ou à son caractère parfaitement fictif).

    Une élève (bien réelle, celle-là) avait falsifié ses notes, son bulletin, son livret scolaire, et pour couronner le tout, avait imité la signature du proviseur. Conseil de discipline, exclusion. Mais l’élève a les moyens, et embauche l’un de ces ténors du barreau, à chevelure bouffante, qui adore plaider la cause de l’opprimé, afin de mieux se mettre en valeur. Que croyez-vous qu’il arriva ? Le Recteur a courageusement cassé la décision du conseil de classe, argumentant (nous y revoilà !) qu’elle s’appuyait sur deux faits différents (falsification et faux en écriture) et qu’il fallait rejuger. Ce qu’aux Etats-Unis, grand royaume de la chicane, on appelle une « technicality », et qui permet régulièrement de remettre en liberté des criminels bien conseillés.
    Et l’élève, qui hurle à la discrimination négative, est toujours en classe, où elle plastronne…

    Je voudrais bien savoir comment on racontera cela à l’élève de Sixième auquel on est censé faire la morale. Et quelle conclusion il en tirera. En tout état de cause, je rappelle donc qu’un dialogue tend naturellement à être un monologue que l’on feint d’agrémenter de relances fausses (« Ah ? Ah bon… Vous m’en direz tant… »), afin de cacher la réalité du discours, qui est la conquête du pouvoir — que d’aucuns appellent fromage.

    Aux dernières nouvelles, il n’est pas permis de poignarder sa prof — encore qu’il ne manque pas de bonnes âmes pour s’indigner que l’on colle en centre de détention un gosse de 13 ans. Mais pour le reste…

Jean-Paul Brighelli


(1) Un familier de ce blog a prodigué à la malheureuse enfant (que cela n’a guère dû aider, j’en conviens) quelques conseils de bon sens :

1- se limiter à une réponse brève ;
2- Ne pas argumenter ;
3 – Ne faire aucune référence au règlement intérieur.

Par exemple écrire (en bon français et sans faute) :
 »Vous êtes payée pour nous apprendre l’orthographe, la grammaire, la littérature et la rédaction. De ce point de vue, le sujet que vous nous infligez est inopérant. Je traiterai tous les sujets que vous voudrez dès lors qu’ils ne seront plus une offense à la dignité et à l’intelligence du professeur que vous êtes et à celle de l’élève que je suis. » Ma foi, je suis assez d’accord.

(2) http://www.philagora.net/auteurs/fontain1.htm

(3) Mon correcteur orthographique persiste à refuser ce mot, et le souligne obstinément en rouge. Je ne peux lui donner tort…

(4) « Il y a 3 ou 4 ans, dans une revue pédagogique, raconte un internaute non dépourvu d’ironie, j’avais lu un compte-rendu de cours. Le professeur faisait le bilan de la fable et instaurait un débat (bonne idée, le débat, hein ?). Assez vite, les élèves faisaient le rapprochement avec l’Irak, et Bush. Le débat dérapa. Et la prof colla une interro à la classe.
Conclusion de l’auteur : c’était bien la prof, le loup, car elle imposait silence par la force à ses agneaux. Son enseignement était en contradiction avec ses actes. Comment voulez-vous que les élèves aient confiance en l’adulte et puissent devenir des citoyens ? (On connaît la chanson : les enfants sont mauvais parce qu’ils prennent exemple sur leur prof).
Suivait une analyse linguistique des « choix énonciatifs » du professeur (types de phrase, mode, pronoms) qui montrait que de surcroît, pendant toute l’étude de la fable, elle n’avait pas permis à la parole de l’élève d’émerger.
Je repense à cet article en frissonnant car je sais qu’il existe encore dans l’ E.N. des types qui pourraient vous descendre à cause de vos « choix énonciatifs ». »