Depuis que René Haby et Valéry Giscard d’Estaing, ces deux gauchistes impénitents, ont découvert l’égalitarisme en 1975, en imposant le collège unique, « égalité des chances » est devenu le slogan le plus répété, le lieu commun le plus éculé de l’école de la République.
N’importe quel enseignant, n’importe quel parent, sait que c’est une fiction. Ce serait déjà très beau d’imposer l’égalité des droits — on en est loin : nous avons ces dernières années, via les ZEP et certaines formes de régionalisation, inventé une école à deux (ou trois) vitesses qui propulse les « héritiers » bien plus directement qu’autrefois, et abandonne dans des ghettos scolaires soigneusement aménagés les défavorisés du système. Chacun sait que la sélection sociale a sournoisement remplacé une sélection scolaire qui n’ose plus se montrer — alors que c’est la clé d’un système d’enseignement digne de ce nom.
Sans vouloir pousser le paradoxe — chacun sait que ce n’est pas mon genre —, il faut bien dire, une fois pour toutes, que la sélection, à l’école, est le meilleur rempart contre les inégalités de fortune. Et, corollaire, que l’idéologie de « l’égalité des chances » fabrique plus d’injustices et d’inégalités que jamais n’en suscita l’élitisme le plus impitoyable.

Au passage, rien d’absurde à ce que le mot « élite » soit abhorré des pédagogistes qui ont réinventé une école à leur image : la médiocrité y a remplacé la concurrence, et, ce faisant, renforcé les inégalités de condition. La fortune, bien plus que le talent, est aujourd’hui la clef de la réussite scolaire — et rien d’étonnant à ce que les meilleurs établissements, ceux pour lesquels la loi d’égalitarisme est suspendue de facto, soient installés dans les beaux quartiers, comme aurait dit Aragon. Depuis que l’on passe sans redoubler dans la classe supérieure, on reste confiné dans sa classe d’origine…
Et les fils de Bourdieu, l’apôtre de la Reproduction, l’homme qui vilipendait les « héritiers », sont l’un et l’autre Normaliens et agrégés de philo. Comme si la passation des fortunes impliquait l’héritage des QI.

Les élèves, les enfants ne sont pas tous égaux — c’est le secret de Polichinelle de tout enseignant en toute classe. Peu importe le vocabulaire — « cancres », « gros nuls », ou « élèves en difficulté » (et je renvoie les enseignants à leur miroir et au vocabulaire réel utilisé par eux en salle des professeurs, loin du « politiquement correct » des conseils de classe…) Nous avons tous des « apprenants » plus ou moins doués, plus ou moins rapides, plus ou moins adaptés. Quand nous corrigeons des copies, nous avons peu de surprises, au bout de deux ou trois mois.
C’est une vérité d’évidence aujourd’hui occultée sous un vocabulaire « citoyen » qui rappelle le Manifeste des Egaux de Babeuf : la Révolution, qui héritait des Lumières et venait d’inventer l’égalité de droit(s), n’avait pas de temps à perdre en considérations égalitaristes. Et la tête de Babeuf est allé rejoindre toutes les autres.
Mais nous sommes plus malins, et nous laissons Meirieu et sa clique prospérer sur un fumier idéologique qui réclame à grands cris l’égalité pour mieux imposer, in fine, une reproduction sociale stratifiée — une société immobile.
Et une société immobile aujourd’hui est une société en déclin. La vraie baisse de niveau est là — et nous n’avons au fond que l’école que réclame notre incompétence globale.

Je n’ai qu’un slogan, que j’ai répété de livre en livre : l’école doit permettre à chacun d’aller au plus haut de ses capacités — et non, comme aujourd’hui, de stagner dans le marigot moyen, le marais statistique dont la pédagogie se fait le héraut inlassable. Je rêve d’un système éducatif qui tordrait le coup au Principe de Peter, et amènerait chacun à son plus haut niveau de compétences. Ce qui exclut l’uniformité, et suppose un e attention particulière à chaque enfant, à ses capacités réelles, à ses difficultés propres, à ses talents éventuels. Il faut aider les plus humbles, et inciter les plus doués. Donner plus à ceux qui ont moins, et donner encore davantage à ceux qui ont déjà l’essentiel.
Bien sûr, cela passe par un rétablissement de classes de niveau — ou de « groupes de compétence », si votre pudeur préfère une phraséologie moins marquée. Cela se fait déjà en Langues, par exemple — car il est absurde de vouloir imposer le même exercice à ceux qui balbutient des borborygmes et à ceux qui sont déjà bilingues. On ne peut d’ailleurs le faire qu’en descendant encore le niveau de l’exercice — alors qu’il faut le moduler. Une dictée difficile est un défi pour un bon élève, c’est un instrument de terreur pour celui qui n’a pas encore percé les lois implacables de l’accord de l’adjectif ou du verbe — pour ne pas parler de celui du participe…
Encore faut-il consentir à les enseigner, ces lois du « bon usage », comme dirait Grévisse… Et comme ne dit pas Evelyne Charmeux, la prêtresse incontournable du crétinisme triomphant.

La diversification suppose une extension de la dotation en heures des établissements, seuls à même d’évaluer les besoins réels de leurs élèves. On y vient — par force : certains de mes élèves de BTS bénéficient de soutien, en petits groupes, en maths — ou en français.
Mais en BTS, est-ce bien le moment ? Que d’énergie, de sueur gâchées, de découragements entassés dans les années antérieures ! Que d’escroqueries assénées, en donnant aux élèves des diplômes — le Bac Pro par exemple — qui sous couleur d’ouvrir indifféremment aux formations supérieures, dévaluent l’enseignement technique qu’ils étaient censés promouvoir — sans leur permettre de faire carrière dans le Supérieur : 97% d’échecs en Première année d’Université pour les Bacs Pro, dit le récent rapport Hetzel. « Non : chez moi, 100% », me disait il y a quelques jours un président d’université du Languedoc-Roussillon. Et plus de 70% pour les Bacs STG / STI.
L’urgence commande de réinventer cette année de « propédeutique » qui permettait jadis d’évaluer, et de former, des étudiants incertains. Le proviseur du lycée Henri IV a proposé, dans le même esprit, un « Prépa année zéro » pour des lycéens méritants, issus de lycées plus problématiques que le sien : je préfère cette béquille-là, qui s’appuie sur le mérite de chacun, plutôt qu’une « discrimination positive » dont les critères paraissent bien flous — ou trop évidents. Trier, ce n’est pas exclure — bien au contraire. Je ne suis pas un fanatique du redoublement, mais qui a un jour tenté d’évaluer la souffrance du « mauvais élève » passé automatiquement dans la classe supérieure, et frottant soudain son absence de savoirs aux compétences de ses petits camarades ? Qui s’est un jour demandé dans quelle mesure le laxisme pédagogique induit rapidement des conduites à risque — pour soi et pour les autres ?
Et cela, dès les premières années… La « racaille » est tout autant le fruit du désespoir scolaire que de la désespérance sociale. Et ce n’est certainement pas en caressant les jeunes dans le sens du poil, de la « liberté d’expression » et du laisser-faire qu’on obtiendra la paix — en classe ou dans la rue. C’est en exigeant de chacun d’eux le meilleur de lui-même — ce qui se fait rarement sans larmes ni grincements de dents.
Et cela suppose une redéfinition des programmes, non dans l’esprit d’un « socle » minimaliste, mais dans une esthétique du « toujours plus ». « À chacun selon ses besoins » est une nécessité sociale — qu’il s’agisse du logement ou de la Santé. « À chacun selon son mérite » est la règle complémentaire.

« Elitisme », « méritocratie » : j’ai prononcé les mots interdits par la Vulgate pédagogiste. Mais qui ne voit que ce sont les deux piliers de ce qui pourrait être, demain mieux qu’autrefois, un enseignement vraiment soucieux d’égalité ?

Jean-Paul Brighelli