Quelle mouche tsé-tsé a piqué Jean-Christophe Rufin ? À ses débuts, il a fait feu des quatre plumes, avec L’Abyssin (Goncourt du premier roman en 1997) puis Rouge Brésil (Goncourt tout court, en 2001). Suivirent quelques romans de bonne facture. Son élection à l’Académie, dont il fut le plus jeune membre, en 2008, aurait-elle diminué ses ambitions ? Elle l’a stérilisé. Puisqu’il est au sommet de la hiérarchie littéraire, qu’a-t-il à prouver ? Désormais, il s’amuse — l’année dernière avec D’or et de jungle, pseudo-parodie de Gérard de Villiers très inférieure à son modèle (j’avais eu alors l’occasion d’en dire ce que j’en pensais dans Marianne, à l’époque où je n’étais pas tricard sur cet honorable magazine), et aujourd’hui avec cet Eté avec Alexandre Dumas, pesant pensum dont le seul mérite est d’être court.

Cette collection, « Un été avec… », est une belle initiative qui nous a valu de splendides réussites. Ainsi Un été avec Montaigne (2013), d’Antoine Compagnon (qui récidiva plus tard avec Baudelaire, Pascal et Colette), Un été avec Valéry (2019), de Régis Debray, ou Un été avec Rimbaud, de Sylvain Tesson — entre marcheurs aux semelles de vent, ils s’étaient compris.

Franchement, Dumas ne posait aucun problème — sinon celui d’enfermer en 180 pages un colosse insaisissable, inépuisable et divers. D’autant que Rufin avoue avec franchise qu’il s’est largement inspiré de la biographie de référence, celle de Claude Schopp, et, Académie oblige, sur Les Trois Dumas d’André Maurois.
Mais quand on use de sources de qualité, autant ne pas les trahir.

Par exemple (p. 77), quitte à citer une phrase incisive de Charles Nodier, autant recopier exactement (« Vous serez toujours pareils, vous autres nègres, vous aimez les verroteries et les hochets »), et ne pas être son propre sensitivity reader en corrigeant « nègre » en « noir ». Ce n’est pas la seule marque d’allégeance de Rufin au wokisme en vogue dans les salons qu’il fréquente : évoquant plus loin (p. 146) les amours tumultueuses de Dumas, qui cumula les conquêtes et sema des enfants aux quatre vents, Rufin écrit : « Plus inexcusable encore, surtout à l’époque de #MeToo, Dumas a fréquenté majoritairement des artistes, comédiennes et cantatrices, à qui il pouvait procurer des rôles, profitant ainsi de sa célébrité et de son pouvoir. » L’ombre de Depardieu (qui a interprété Dumas dans un film peu connu mais intéressant de Safy Nebbou, L’Autre Dumas, sorti en 2010), flotte sur le Dumas de Ruffin.
Et alors ? Son père, le fameux général Dumas, arrivant de Saint-Domingue dans les années 1780, passe pour avoir loué sa virilité dans les boudoirs fin de siècle — pour 200 louis la nuit. Et son fils avait la réputation d’avoir hérité la puissante encolure de son père…
Pas de quoi être jaloux.

Dumas, tout quarteron qu’il était, serait-il un sur-mâle blanc colonialiste ? Il n’a même pas eu le courage, dit Rufin, apparemment adepte de l’intersectionnalité des luttes, de s’élever vraiment contre l’esclavage et l’exploitation des Antilles…
Ah oui ? À un importun qui dans un salon dégoisait sur les « nègres », et qui l’apostropha pour le provoquer en duel, Dumas répondit, imperturbable : « C’est vrai, mon père était métis, ma grand-mère était nègre, mon arrière-grand-père était singe ; vous voyez, Monsieur, ma race a commencé là où la vôtre aujourd’hui s’arrête. » Et il a écrit Georges, roman anti-esclavagiste peu connu mais qui n’est pas inintéressant.
Et ce mépris supposé de Dumas pour les « nègres » amène Rufin à écrire : « Dans Le Vicomte de Bragelonne, Zamor, le petit serviteur noir de Mme Du Barry qu’elle s’amuse à nommer gouverneur, est décrit comme un bouffon, avec des comportements presque simiesques. » Rufin aurait pu se relire. Bragelonne se passe 70 ans avant la naissance de la Du Barry, et Rufin a confondu avec Joseph Balsamo. On écrit toujours trop vite.

Passons sur le fait que plusieurs fois, Rufin croit se mettre le lecteur dans la poche en louant le film nauséabond récemment tiré du Comte de Monte-Cristoj’en ai dit sur Causeur ce que l’on pouvait raisonnablement en penser. « Dix millions de spectateurs », rêve Rufin, qui en souhaite autant à son petit livre. Passons que pour complaire aux boomers qui se sont repus jadis des œuvres de Goscinny et Uderzo, il fasse de D’Artagnan un « Astérix avant l’heure » — quel intérêt ? Mais comment n’a-t-il pas vu que les quatre mousquetaires sont la diffraction du père tant aimé, perdu si tôt — et que c’est ce deuil infini, qui n’est jamais passé, qui a donné à Dumas la force de tant écrire, comme si chaque page était un linceul de plus sur le corps du général Dumas…

Au total, vous ne passeriez pas un bel été avec le fascicule de Rufin. Reprenez Monte-Cristo, reprenez la trilogie des Mousquetaires, et vivez un bel été.

Jean-Christophe Rufin, Un été avec Alexandre Dumas, Les Equateurs / France Inter, 186 p., 14,50 €.

Mais vous pouvez opter pour :
Claude Schopp, Alexandre Dumas, Fayard, 1985, 642 p., 8,10€ sur les sites de soldes
Ou
André Maurois, Les Trois Dumas, Hachette, 1957 — et Robert Laffont / Bouquins, 1993, 1393 p. (vous avez dans le même volume les biographies de Balzac et de Victor Hugo), 19€.
Ou même — pas plus gros que le livre de Rufin, mais puissamment illustré et quelque peu mieux écrit, je le dis sans forfanterie :
Jean-Paul Brighelli (avec Christian Biet et Jean-Luc Rispail), Alexandre Dumas ou les aventures d’un romancier, Gallimard / Découvertes, 1991, 4,79€ chez votre soldeur favori.

2 commentaires

  1. Ardisson est mort le 14 juillet.
    Jean-Pierre Azéma aussi.

    Nos médias panégyrisent Ardisson à qui mieux mieux.
    Pas un mot ou presque sur JP Azéma.

    Vive la France.

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