« Puis, s’en allant aux tects, où restait enfermé le peuple des gorets, il en prit une paire, les rapporta, les immola, les fit flamber et, les ayant tranchés menu, les embrocha.
« Quand ce rôti fut prêt, il l’apporta fumant, le mit devant Ulysse, à même sur les broches, en saupoudra les chairs d’une blanche farine, mélangea dans sa jatte un vin fleurant le miel et prit un siège en face, en invitant son hôte :
« – Allons ! Mange, notre hôte !… dîner de serviteurs !… de simples porcelets ! car nos cochons à lard, les prétendants les croquent… » (Odyssée, chant XIV)

J’ai lu ça vers huit ans. Les soucis sensuels me dévoraient déjà, mais je n’ai jamais douté, au fond, que la raison principale du grand massacre des prétendants, quelques pages plus loin, ne tînt à la prétention de ces pique-assiette de s’annexer la consommation des « cochons à lard », ceux que l’on fait patiemment rôtir sur les braises, la chair fondante sous la croûte caramélisée, les gouttes de graisse pétillant en courtes flammèches.
Quand je pense que les barbares, sous de fumeux prétextes religieux, se privent des voluptés d’Homère et d’U Licettu, restaurant de Bastelicaccia que j’ai jadis mis en scène dans Pur porc — hein, quel titre ! — il y a quelques années…
Tout cela pour dire que les démêlés des éleveurs de cochons avec les grossistes et les supermarchés, la concurrence déloyale, à grands coups d’élevages industriels monstrueux (plus de 10 000 bêtes par étable) et surtout de salaires immondes imposés à des travailleurs de l’Est écorchés par des patrons hollandais répugnants (Adrian Straathof par exemple) me font bondir. L’Allemagne est le troisième producteur de porc dans le monde, après la Chine et les Etats-Unis. Soixante millions d’animaux découpés chaque année, 645 000 tommes de charcuteries exportés et des ventes qui sont passées de 167 millions de $ en 1993 à 1,57 milliards en 2011.
Une bonne occasion de plus de récuser l’Europe — cette Europe-là. Les producteurs français tentent de rivaliser en enfournant leurs bêtes dans des porcheries-modèles — modèles de compétitivité, mais pas de qualité.
Parce qu’un jambon, un vrai, ce n’est pas ça
Mais ça
Ou ça
Ou encore ça
Quant aux charcuteries ce n’est pas ça
Mais ça

D’ailleurs, le mot « cochon » recouvre des réalités bien différentes. Il y a l’immonde, l’insupportable — et les éleveurs de cochons incarcérés devraient s’aviser que ces images inondent les sites végétariens.
Et il y a de vraies bêtes bien nourries, en liberté, dont la viande est savamment persillée mais dont le gras est solidaire du maigre — il a même parfois ce léger goût de noisette qui caractérise le vrai prizuttu, qui est au cochon industriel ce que le Pied de cochon — juste à côté de l’église Saint-Eustache — est au fast food.

Si les éleveurs s’engageaient à produire de la viande de qualité, au lieu d’inonder les supermarchés de saloperies sous plastique, leur combat pour un « juste prix » serait plus convaincant. Et si les politiques, au lieu de verser des larmes de crocodiles en quête de voix, bloquaient les importations de cochons allemands ou polonais, si la France redevenait le pays du bon goût, si on apprenait aux enfants, à l’école, à manger des choses raffinées, il n’y aurait plus de crise du cochon (ou de la volaille, ou de la vache tuée sans avoir jamais vélé, ou de la pomme assaisonnée aux pesticides).
Je trouve un peu dérisoire que la décision d’une commune de ne pas offrir de repas de substitution au jours à cochon monte jusqu’au Conseil d’Etat — même si j’approuve le souci de laïcité, contre toutes les convictions religieuses. Il serait plus parlant, de la part du maire de Sargé-lès-le Mans ou de Chalon-sur-Saône, d’expliquer qu’ils ont changé de fournisseur et que dorénavant ce qui sera proposé aux enfants, ce sera ça, par exemple

Après tout, Pierre Birnbaum (dans la République et le cochon) raconte que les Juifs du XIXème siècle participaient allègrement aux grands banquets républicains dans lesquels le porc tenait une place éminente, parce qu’ils faisaient la part de ce qui appartient au religieux (la vie privée) et de ce qui ressort de la citoyenneté — tout le reste.
Quant à celles et ceux qui viendraient nous expliquer que la non-consommation de porc est une question de conviction religieuse, je lui dirai ce que l’on dit aux enfants : « Mais goûte donc, avant de dire des bêtises ! » Une choucroute et un riesling, un cassoulet et un madiran, un assortiment lonzu / coppa et un patrimonio, cela doit suffire à convertir aux mœurs républicaines n’importe quel fanatique — ou n’importe quel ami des fanatiques. Les « interdits alimentaires » édictés par un chamelier halluciné il y a quatorze siècles ne peuvent pas tenir devant un devoir national : sauver les éleveurs qui se consacrent à la qualité, et ridiculiser les peuples européens qui persistent à bouffer de la merde.

Jean-Paul Brighelli

40 commentaires

  1. Merci ! Vous avez l’art de trouver les mots et les photos qui font mouche ! J’en ai l’eau à la bouche alors que je viens pourtant de terminer mon petit déjeuner…
    Quant aux interdits alimentaires religieux, il n’y a que deux possibilités : soit Dieu ne souhaitait pas que nous mangions telle ou telle chose, tel ou tel jour, et dans ce cas, puisqu’il est tout puissant, il aurait fait en sorte que ce ne soit pas physiquement possible ; soit ce Dieu qui nous l’interdit n’est qu’une petite construction d’un esprit humain et alors quelle légitimité aurait-il à nous empêcher de manger (ou de boire) quoi que ce soit ?

  2. J’ai regardé hier soir une émission sur les bergers dans les Pyrénées ; c’est très poétique le pastoralisme mais cela ne peut concerner que quelques individus très motivés comme on dit … vachers et bergers de montagne, nomades par essence (et non avec de l’essence), nous renvoient à nos racines anciennes de là à y voir un avenir !

  3. Vous vous êtes ce qu’on appelle un paysan des villes … ma mère qui était née en 1920 dans un moulin à eau au fin fond de la campagne sarthoise se moquait de mon père qui disait adorer la campagne et les paysans mais qui avait sa voiture pour se promener partout où il le voulait !
    Il n’était pas enfermé dans un petit pré carré avec comme seul horizon les bestiaux de la ferme !

    Le tourisme agricole estival cela fait joli sur une carte de visite mais être enchaîné à une terre et à des bêtes 365 jours par an c’est autre chose !
    Je rappelle quand même que ces gens-là ne prenaient jamais de vacances !

  4. A la fin de sa vie Jean Gabin qui était une pure fleur du pavé parisien a voulu jouer au gentleman-farmer en Normandie ; il s’est étonné de ne pas être accepté par le monde paysan local … ben tiens !

    Les gens des villes et les gens du pays c’est pas le même topo !

  5. Marc Veyrat fait de la cuisine avec les produits du terroir de Savoie ; son menu est à 345 euros !

    Verrat … un nom qui chante bon la truie !

  6. Et je ne vous parle pas du culatello ( demi, quand même ) que j’ai ramené de Parme. Ah, le prosciutto d’Emilie-Romagne…

  7. Gaston Roupnel qui vivait à une autre époque que la vôtre bien avant la paysannerie industrielle, quand le peuple paysan de France s’agitait encore fort – cf émeutes vinicoles en 1906 sous Clemenceau – avait consacré sa thèse à l’histoire de la campagne française ; il avait épousé une vigneronne de Gevrey-Chambertin et cultivait leur vigne ensemble, enfin il était grand ami de Gaston Bachelard autant dire une référence dans l’amour du vin !
    Comme c’est moi qui ait quasiment écrit en entier la notice wikipedia, je vous en parle d’abondance !

    Peut-on espérer revoir un peuple paysan de France ? Cela paraît hautement improbable de mon vivant du moins.

  8. Le cochon, cet omnivore qui nous ressemble lorsqu’il est affiné avec des châtaignes a fort bon goût une fois charcuté comme il se
    doit.

    Je tiens, familialement, le récit d’un prisonnier de guerre de la débâcle de 1940 où de nombreux chevaux furent tués.
    Ceux-ci furent débités et donnés à manger à des cochons qui devinrent redoutables, ne pouvant plus être approchés qu’avec une fourche à la main.

    Donc que deviennent tous ces gens alimentés avec ces cochons industriels

    • « Le cochon, cet omnivore qui nous ressemble lorsqu’il est affiné avec des châtaignes… » Curieuse phrase, êtes-vous sûr de votre ponctuation?

      • Absolument pas.
        Je vais me former à la ponctuation ; indispensable pour le sens, à la lecture silencieuse et fort utile pour la respiration, à la lecture à voix haute (à l’époque de la déclamation)

        • Le cochon cet omnivore qui nous ressemble, lorsqu’il est affiné avec des châtaignes …

          C’est plus convenable.
          (mea culpa)

  9. ?

    Des animaux d’élevage.
    Grégaires a souhait (bouchons d’autoroute et agglutination sur le sable estival), anomiques et politiquement anesthésiés.
    Peut-être qu’un retour à la paysannerie permettrait de nouvelles Jacqueries ?

    La derniėre ne fut pas mirobolante ; les bonnets rouges où les employés de l’agro-alimentaire manifestaient au coté du MEDEF contre l’écotaxe (et le porc allemand transitant via nos régions, par camions ?)

  10. Belle coincidence,hier soir entouré de mon épouse et mes fils, à une belle table de Biarritz tenue par un collègue d’un de mes fils,j’ai dégusté quelques jolies tranches d’un jambon des Aldudes, découpées comme il convient, suivies d’un travers de porc de 12 heures à basse température puis passé à la salamandre pour le croustillant accompagné d’une vraie purée… une forme de bonheur. Ici au Pays basque les vrais éleveurs de porcs ne semblent pas trop redouter la « crise ». Même si les saloperies vendues dans les hyper et autres low cost trouvent hélas leur public… Mais ne vaut il pas mieux manger de la qualité certes plus chère moins souvent que de la m….. tous les jours ? Sinon ayons une petite pensée pour Christian Parra qui nous a quitté il y a peu. Je crois que son boudin noir aurait convaincu le chamelier de la vacuité de ses visions. Bien à vous.

    • Remonter le temps pour convertir le chamelier insolé aux bons usages de la table, ce serait une début de scénario édifiant.

      Après tout, selon les évangiles de saint Meiriol, tout le monde il est éducable. Même si, dans ce cas de figure, la distance culturelle est vraiment énorme.

      Car, en vérité je vous le dis, tu ne raffoleras pas de salaisons par déraison mais simplement parce que tel est ton bon plaisir.

  11. On voit à l’oeuvre dans cette histoire, 2 grands groupes agro-alimentaire qui ne sont pris comme cibles par personne.
    (même pas la presse ou ce qu’il en reste)

    A une époque où il semble aisé de mettre le feu à un site industriel du bord de mer ou d’entrer dans un site classé Seveso comme dans un moulin (qui étaient fort bien gardés des brigands et parfois quelque peu fortifiés, soit dit en passant) ; c’est fort intrigant.

  12. Complètement d’accord.
    On s’attendrit sur les déboires des éleveurs, c’est-à-dire pour l’essentiel sur des Bretons et des Normands lancés depuis des années dans un élevage intensif sur le mode allemand, on s’apitoie, et on ne met pas en cause la politique aberrante de grands groupes prêts à acheter du cochon allemand ou danois.
    Dans un reportage pas mal fait sur les « coulisses » du Tour de France, « Zone interdite », suivait la caravane Cochonou, qui a serré les fesses (les hôtesses embauchées pour la circonstance les ont belles) durant le Tour parce qu’une bonne part des saloperies qu’ils insèrent dans leurs boyaux artificiels sont d’origine étrangère. La « logique », comme on dit, des industriels a la caractéristique d’être contraire au bon sens.

  13. Il est gentil Conne Bandit ; un souverainisme européen qui amènera une Europe fédérale.
    C’est beau.

    C’est très mal engagé pour l’heure ; avec une Europe (à 52 pays ?) organisée pour les marchands de soupe.

    Déjà on voit comment ça se passe pour TAFTA, alors la démocratie européenne amenant un souverainisme européen puis une Europe fédérale ça sent la couleuvre faisandée, je n’avale pas.

    Ceci dit il y a beaucoup plus de mobilisation contre TAFTA en Allemagne qu’en France, pourquoi ?
    (Il doit y avoir plusieurs explications possibles)

  14. JPB a raison de critiquer l’Allemagne et sa politique. Les dirigeants allemands ont trouvé dans l’Europe l’est une main d’œuvre corvéable à merci et des terres à exploiter. L’Allemagne n’a pas hésité à mettre en concurrence des forces de travail avec l’Europe de l’est. La crise vient de là. En plus, les Allemand se sont mis dans le sillage de l’OTAN et des Etats-Unis pour arriver à cette confrontation avec la Russie.

    Mais le débat reste cantonné à ce blog. Tant que les idées de ce blog ne sont pas repris par un parti politique, il n’y a aucune perspective de changement. Là est la différence avec les pédagogos : les idées pédagogos ont toujours été repris par le parti socialiste et les verts….

  15. Reprises par un parti politique ?
    Qu’a cela ne tienne ; faisons le sans ratiociner
    (c’est là qu’il convient de ne pas confondre  »schweinhund » et  »schweisshund » ; le second étant utile pour suivre une piste.
    La piste étant allemande semble t-il, il est inutile)

    • Le cochon allemand est un requin aux dents longues ! C’est aussi un loup pour le cochon breton …

      P.S Nous allons manquer de métaphores animalières ; prière envoyer complément métaphorique poste restante.

  16. Schweinhund en allemand renvoie à la ratiocination.
    Il ne s’agit pas d’un hybride chien/cochon

    Avec le cochon les allemands font du wurtz (saucisse de toutes sortes, voir même une espèce de pâte emballé dans un boyau comme le saucisson)
    La charcuterie évoquée ici , relève plus des  »delicatessen »
    Qui est le titre d’un excellent film où on retrouve la tête de D. Pinon avec une feuille (gros hachoir à manche) plantée dedans, le tout
    posé sur une assiette.

    Si il faut partir à la conquête de Berlin, se rappeler quelques us et coutumes locaux pourrait servir

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