« Imbéciles, c’est pour vous que je meurs ! »

Ce sont les derniers mots de Valentin Feldman, professeur de philosophie à Dieppe, membre du réseau de résistance du Musée de l’homme, jetés au visage des soldats allemands qui allaient le fusiller, le 27 juillet 1942, au Mont Valérien (1).

« C’est pour vous que je le fais » — c’est ce que Lise Bonnafous a lancé aux élèves qui l’entouraient, ce jeudi 13 octobre à la récréation de 10 heures, dans la cour du lycée Jean-Moulin de Béziers, avant de s’arroser d’essence et de craquer une allumette.

Les soldats ont tiré. Certains élèves ont filmé la scène.

Si l’on tient compte du fait que Valentin Feldman avait été torturé cinq mois durant avant d’être exécuté, c’était un crime de guerre. Et j’espère — sans trop y croire — que ses tortionnaires ont été jugés à la Libération.
Si l’on se rappelle que Lise Bonnafous était régulièrement la cible des élèves auxquels elle tentait d’enseigner les mathématiques, c’est un crime contre l’humanité. Et j’espère — sans y croire — que les petits crétins qui l’ont poussée à bout seront traduits devant les tribunaux.

La veille, interviewé par hasard sur RTL de bon matin, j’avais fustigé de façon peut-être un peu trop énergique les « connards » de tous les cafés du Commerce, qui voudraient que ces « paresseux d’enseignants » travaillent eux aussi 35 heures dans leur établissement. En leur suggérant de venir faire cours dans un collège lambda pendant une semaine — et puis d’expérimenter, épuisés, la jolie clinique de la MGEN à La Verrière, où séjournent tant de nos collègues, épuisés, démobilisés, en rupture — en burn out, comme on dit en franglais (2). Nous travaillons déjà plus de 39 heures en moyenne, selon le ministère lui-même qui, comme chacun sait, nous adore. Alors, doubler le temps de présence dans les établissements ? C’est une idée jadis lancée par Ségolène Royal (2), aujourd’hui reprise par tous ceux, de gauche et de droite, qui y voient une merveilleuse recette pour réduire encore le nombre d’enseignants. Sans compter celles et ceux qui, dans tel ou tel syndicat, y voient l’occasion de réaliser enfin ce « grand corps unique » imaginé au sortir de la guerre, et qui reste en filigrane dans la pensée de certains syndicalistes — pour lesquels nombre de nos collègues ont voté en octobre. C’est la pensée dominante du SE-UNSA et du SGEN. J’aimerais être sûr que ce n’est pas l’arrière-pensée de la FSU.

Lise a fini par mourir. Aussitôt le ministère a distillé ses pare-feux habituels. Son geste n’avait pas grand-chose à voir avec l’Ecole. Elle était déprimée, avait perdu un proche, sa voiture ne démarrait pas, il faisait gris sur Béziers — n’importe quoi qui camoufle l’évidence : c’est son métier — et le cœur qu’elle y mettait, la haute idée qu’elle s’en faisait — qui l’ont poussée à bout. Les parents d’élèves (mon dieu, mais pourquoi ne sont-ils pas tous orphelins !, comme aurait dit Poil-de-Carotte devenu prof) en ont rajouté une couche, en confiant à l’AFP (3) qu’elle était très peu aimée, s’occupait davantage des bons élèves que de ceux qui étaient en difficulté, et portait des traces de coups — sans doute une vie personnelle agitée, les entend-on sous-entendre…

Comme quoi en ces temps de société du spectacle, tout est dans le traitement de l’information. Les collègues de Lise ont eu beau clamer, dans les heures et les jours qui ont suivi, qu’elle était effectivement exigeante — comme nous le sommes tous, enfin, j’espère —, qu’elle allait tout à fait bien, qu’elle n’était pas déprimée, et que seule la haute idée qu’elle se faisait de son métier peut expliquer son geste… Son père a eu beau déclarer au journal local : « Ma fille était devenue fragile, sans doute, mais elle restait un excellent professeur de mathématiques et aurait dû pouvoir continuer d’exercer. Son message désespéré était celui-ci : il faut refonder, à tout prix, une nouvelle et authentique école de la république, celle où primaient les valeurs du civisme et du travail. Celle où le professeur était au centre de tout. Celle où l’enfant du peuple pouvait devenir fils de roi » (6) — rien n’y fait.

Pendant ce temps, les témoignages pleuvent (4), et à Béziers, la situation parfois se tend (5). Surtout quand on s’est aperçu que certains gamins monstres ont filmé la scène avec leurs portables et tenté de la diffuser sur Internet — tout comme d’autres gamins salopards du même âge ont filmé un viol, il y a quelques mois, sur le parvis de Lyon-Part-Dieu à 4 heures de l’après-midi (7).

 Selon une étude épidémiologique publiée par l’INSERM en 2002, 39 enseignants sur 100 000 se suicident chaque année — soit plus de 300 par an : imaginez que les grandes chaînes ouvrent leurs journaux du soir sur cette information, 300 fois par an, comme elles le font quand un policier ou un salarié de France-Telecom se suicide… Mais non, circulez, il n’y a rien à voir : ces 300-là étaient déprimés parce que… En tout cas, pas à cause de leur métier, le plus beau du monde.

Quelques jours après le décès de Lise paraissaient les premiers résultats d’une enquête à paraître sur « La qualité de vie au travail dans les lycées et collèges / Le burn-out des enseignants ». Ses auteurs, Georges Fotinos (ancien IGEN) et José-Mario Horenstein (psychiatre MGEN), notent que 17% des enseignants sont touchés par l’épuisement physique, mental et émotionnel (contre 11% dans les autres catégories professionnelles). Luc Chatel s’en est ému (8) — pour discréditer les chiffres, trop vieux, trop incertains (panel de 2100 collègues sur 400 établissements…). Le plus beau métier du monde, vous dis-je !

 Combien faudra-t-il de Lise ?

Le 17 décembre 2010, un jeune vendeur ambulant de Sidi Bouzid, en Tunisie, s’immolait par le feu — il mourait presque un mois plus tard, signal des émeutes qui ont emporté la famille Ben Ali au paradis des tyrans. Mais en France, on peut s’immoler comme un bonze vietnamien, rien ne se passe. C’est que c’est un salaud d’enseignant, un pelé, un galeux, d’où nous vient tout le mal… À moins que, les uns et les autres, nous ne soyons totalement tétanisés par… par quoi déjà, sinon une dépression si grave qu’elle n’ose même plus se regarder en face ? Quand on se fout de tout, on peut bien se foutre des élections professionnelles, et n’aller voter qu’à 40% tout en récriminant dans son coin. On peut bien se foutre de Lise.

 Il y a quarante ans, quand Gabrielle Russier s’était suicidée, l’affaire était remontée jusqu’à la conférence de presse de Pompidou — qui, interrogé sur cette abominable affaire, avait récité le sublime poème d’Eluard, « Comprenne qui voudra » (9). À l’époque, les journalistes — et la France entière — savaient qui était Eluard. Aujourd’hui, demandez donc aux élèves…

Aujourd’hui, je ne sais même pas si, dans ses grandes préoccupations bancaires, Sarkozy a été mis au courant de ce qui s’est passé à Béziers. En tout cas, rue de Grenelle, nous avons été assourdis — pas même par le silence, qui aurait signifié quelque chose, mais par un déni brutal. Circulez, y a rien à voir — juste une prof qui brûle.

 Jean-Paul Brighelli

 (1) Lire Valentin Feldman, Journal de guerre, éditions Farrago, Tours, 2006.

(2) En attendant, les mêmes sinistres imbéciles peuvent se plonger dans l’étude de Véronique Bouzou, Ces profs qu’on assassine, J-C. Gawsewitch, 2009. Voir le compte-rendu que j’en avais fait alors sur mon blog, repris par Marianne 2 (http://bonnetdane.midiblogs.com/archive/2009/05/10/profs-au-bord-de-la-crise-de-nerfs.html

http://www.marianne2.fr/savoirsvivre/Prof,-un-metier-de-fou-qui-rend-dingue!_a24.html)

(3) http://www.lexpress.fr/actualite/societe/fait-divers/une-prof-tente-de-s-immoler-dans-son-lycee-a-beziers_1040127.html

(4) Voir en particulier celui d’une prof de Lettres de la Côte d’Azur sur http://www.rue89.com/2011/10/17/jecris-pour-les-profs-qui-petent-les-plombs-225649. Et globalement l’ensemble des réactions de collègues de toutes les disciplines sur http://www.neoprofs.org/t39013-une-enseignante-tente-de-s-immoler-dans-la-cour-de-son-lycee-a-beziers et sur http://www.neoprofs.org/t39361-retour-sur-le-deces-de-lise-bonnafous

(5)http://www.liberation.fr/societe/01012366684-a-beziers-un-lycee-toujours-a-vif

(6)http://www.midilibre.fr/2011/10/19/suicide-au-lycee-l-hommage-emouvant-du-pere-de-l-enseignante,404673.php. Je ne saurais mieux dire.

(7) http://www.lexpress.fr/actualite/societe/lyon-viol-collectif-a-la-gare-de-la-part-dieu_989902.html

(8) http://www.liberation.fr/depeches/01012366796-epuisement-des-professeurs-luc-chatel-critique-l-enquete

(9) http://www.samuelhuet.com/linguistique/49-poiesis/819-paul-eluard-comprenne-qui-voudra.html