« >Le Figaro d’aujourd’hui 5 mai se fend d’une page entière sur l’enseignement du fait religieux. L’occasion pour moi de me rappeler que j’ai jadis fait un livre entier sur les rapports délétères de l’Ecole et de la religion (Une école sous influence), les élèves qui refusent d’étudier tout texte rattaché aux monothéismes qui n’est pas le Coran, que d’ailleurs ils ignorent — comme le souligne Natacha Polony dans son article de tête, renvoyant par ailleurs à un numéro hors série de Religions et Histoire consacré au bilan d’un colloque organisé sur le thème à Dijon l’année dernière (ai-je dit un colloque ? Pardon : un symposium…)

Et d’interviewer Maurice Sachot, professeur en sciences de l’éducation (et philosophies anciennes) à l’université de Strasbourg, qui doit avoir un projet global pour assommer les enseignants sous des stages ad hoc, puisqu’il déplore que « la formation continue soit peu financée », et « la formation initiale sur l’enseignement du fait religieux » « noyée dans un flot de savoirs atomisés où l’accessoire prime sur l’essentiel ».

Peut-être suffirait-il, cher monsieur, de former en amont les étudiants de Lettres, de Philo et d’Histoire (les autres matières sont peu concernées, encore qu’un chimiste pourrait expliquer à ses élèves qu’on ne transforme pas plus du Château-Laffitte en sang que du plomb en or, et un physicien montrer, avec Newton, que tout corps juché sur une colline ne monte pas au ciel sans aéroplane) à leurs propres savoirs, au lieu de leur dispenser des heures de sciences de l’éducation. Les historiens pourraient enseigner utilement l’histoire des mythes, d’Ouranos à Allah en passant par Aton-Râ, Mazda, Baal et les autres. Les littéraires pourraient faire étudier Hésiode et Ovide, la Bible et le Coran, Voltaire et Diderot, ou, mieux encore, cette splendide pièce de Lessing qu’est Nathan le sage — les germanistes pourraient être mis à contribution, au lieu d’en revenir sans cesse à je ne sais quels articles édulcorés du Stern ou du Süddeutsche Zeitung. Quant aux philosophes, suggérer à leurs élèves une lecture critique du livre somme toute stimulant d’Onfray (Traité d’athéologie) ne serait pas vain. Et sans doute pourraient-ils reconsacrer quand même un peu de temps à la destruction des preuves de l’existence de Dieu — ça ne se fait plus, et Feuerbach passe trop souvent, en Terminale, aux pertes et profits de l’histoire de la philosophie. On craindrait de choquer qu’on ne s’y prendrait pas autrement.

Etant entendu que toute analyse du fait religieux est aussi, forcément, l’histoire de la montée vers la lumière — ou, mieux encore, les Lumières.

Je me souviens d’avoir expliqué à Tariq Ramadan, dans une émission de FOG (1), qu’en affirmant dans son livre sur le prophète que Mohammed descendait d’Abraham, il prenait un risque inconsidéré — l’historicité dudit Abraham étant fort peu assurée, et le caractère recommandable du personnage étant fort sujet à caution. Voir l’admirable article « Abraham » du Dictionnaire philosophique, dont l’étude me valut jadis, quand j’enseignais à Corbeil-Essonnes, un peu plus que des menaces de la part d’élèves encore engoncés dans la superstition.

Parce qu’enseigner le fait religieux, c’est aussi, forcément, faire œuvre laïque, en montrant comment les hommes sont passés de l’animisme à la pensée logique — Max Weber a écrit sur le sujet des choses définitives. Il ne s’agit pas de heurter les croyances des uns ou des autres, mais d’enseigner les faits — qui sont têtus, comme on sait.

Cela dit, il conviendrait surtout d’enseigner à fond les deux pans majeurs de la culture occidentale (la nôtre, par parenthèse), l’axe gréco-latin d’un côté, l’axe judéo-chrétien de l’autre. On ne devrait plus, après le cycle Sixième-Cinquième, avoir à demander de qui Iphigénie était la fille, ou comment les filles de Loth ont perpétué la race de leur père — sous peine de ne comprendre ni Racine, ni Rubens, et tant d’autres (2). Les mythes sont des faits — ou, du moins, ont engendré des faits – tout comme les religions qui les développent. Ils sont de l’Histoire — et, parallèlement, ils sont poésie.

Ce n’est donc pas avec des « souvenirs de catéchisme » que l’on peut enseigner sérieusement le fait religieux, mais avec des connaissances précises — et un peu de courage, peut-être. Il ne s’agit pas, n’en déplaise à Nicolas Sarkozy, d’enseigner les faits religieux pour « aider à vivre ensemble », mais pour savoir d’où nous venons, culturellement parlant. Et rien d’autre — mais c’est déjà énorme.

 

Jean-Paul Brighelli

PS. Dans le dossier du Figaro auquel je faisais allusion au début de cette Note, Marie-Estelle Pech — « l’autre » chroniqueuse Education du journal de Mougeotte — raconte « l’exception de l’Alsace-Moselle », qui, concordat oblige, n’a pas tout à fait du religieux la même approche que le reste de la France. Et illustre son article d’une photo représentant une « enseignante de religion d’une école primaire de Strasbourg » qui « fait son cours dans une salle de classe où, faute de crucifix, elle symbolise la présence du Christ par un e chaise vide ».
Bonne idée : les élèves en déduiront peut-être tout seuls qu’il n’y a jamais eu personne pour s’asseoir sur la chaise, ou que, comme disent leurs voisins d’outre-Rhin depuis qu’ils ont lu Nietzsche, Gott ist tot.

(1) http://www.dailymotion.com/video/xkfac_barre-ramadan-brighelli-bougrab_news

(2) À en croire Desnos et quelques autres sources dignes de mauvaise foi, Musset aurait commis à la demande de Sand un petit poème satirique sur le sujet, que l’on trouvera sur http://pagesperso-orange.fr/saphisme/s17/filleslothtxt.html. Qu’y comprendraient des élèves non formés à l’enseignement du fait religieux ?