Dans le Monde du 23 février, une certaine Anne Chemin donne un long article sur « Ségolène Royal, féministe revendiquée mais pas icône des militantes » (disponible sur http://www.lemonde.fr/web/article/0,1-0,36-875047,0.html). La photo qui l’illustre nous montre une jeune Ségolène, chargée de mission à l’Elysée en 1983, à l’arrière-plan d’un cadrage de Simone de Beauvoir et d’Yvette Roudy — une manière assez crapuleuse de l’associer à un mouvement auquel, précise l’article, elle ne s’est jamais associée : « J’ai le même âge qu’elle et je ne l’ai jamais vue dans une manifestation sur l’avortement ou les violences, note Suzy Rojtman, la présidente du Collectif national pour les droits des femmes ». C’est tout simple, à l’époque, elle préparait l’ENA, nous explique-t-on…

Ségolène Royal et moi appartenons à la même génération — nous avons en fait 24 heures de différence. Et « à l’époque », je travaillais avec les militant(e)s du MLAC (le Mouvement pour la Liberté de l’Avortement et de la Contraception, je précise cela pour les plus jeunes qui pourraient croire que la pilule leur est tombée du ciel), tout en préparant l’agrégation. Mais mettons le passé aux orties, ce qui compte, c’est le présent, et même le futur proche — l’échéance présidentielle d’avril-mai…
Quoique… Dans le cours de l’article, Anne Chemin cite Ségolène Royal : « Dans ma famille, le destin des filles était de se marier et de se consacrer à leur foyer… Pour y échapper, je n’avais pas d’autre possibilité que de mériter, par mes notes, le droit d’aller plus loin à chaque étape ». Et Fadela Amara, la présidente de Ni putes ni soumises, à qui on a dû promettre un maroquin (sans jeu de mots ! Après tout, elle est conseillère municipale socialiste à Clermont-Ferrand), d’abonder dans son sens : « Comme elle, beaucoup d’entre nous se sont construites contre l’autorité du père, grâce à l’école ».
Et c’est là que le bât blesse.

D’abord, Ségolène Royal n’a pas exactement grandi dans la cité d’urgence où Fadela Amara survivait avec ses trois sœurs et ses six frères. Mais peu importe : née en 1953, elle a bénéficié à plein d’un système scolaire qui lui a permis de s’en sortir la tête haute — à grand coups de bonnes et de mauvaises notes. À grands coups de par cœur, et de savoirs accumulés. Qui lui a permis de se trouver en mesure de passer l’ENA. Fadela Amara elle-même, qui voulait faire des études de Lettres, a été orientée vers un CAP d’employée de bureau — mais, née en 1964, à l’extrême fin du baby-boom, elle a elle aussi été élevée dans un système qui apprenait encore quelque chose aux enfants — elle a même échappé au collège unique. Que valait un CAP en 1975 ? Bien plus que ne vaut le Bac aujourd’hui, parce qu’un gosse titulaire d’un CAP savait effectivement lire et écrire, et connaissait pas mal de ces fondamentaux dont on nous rebat les oreilles aujourd’hui sous le nom de « socle » : le HCE vient d’inventer l’eau chaude, et suggère d’enseigner à l’école ce qui s’y est toujours enseigné, jusqu’à ce que les amis de Ségolène Royal finissent de casser la machine — et l’ascenseur social par le même coup.

Et elle a mis elle-même la main à la pâte… Elle a été sous-ministre de l’Education de 1997 à 2000, au moment où Philippe Meirieu était conseiller de Claude Allègre… Comme le rappelle l’article, sans un soupçon de distance, elle y a alors instauré la pire chasse aux profs de l’histoire, avec ce qu’il est convenu d’appeler la « circulaire Royal ». Voir le beau livre de Marie-Monique Robin, l’Ecole du soupçon (La Découverte, 2006), sur les dérives abominables de cette circulaire, qui autorisait l’administration, sans prévenir quiconque, à saisir les instances judiciaires sur simple suspicion d’un comportement déviant d’un enseignant — un joli coup qui a permis bien des règlements de comptes. On y apprend que le nombre de cas de pédophilie suspectée est passé d’un coup d’une moyenne de dix par an à plus de cent, sans que jamais le nombre de cas passant en justice ne dépasse cinq (source : l’Autonome de solidarité, cette structure juridique qui permet aux enseignants de se défendre dans tous les litiges). On y apprend que le directeur de cabinet de Mme Royal, à l’époque, était un juriste qui affirma sans rire « préférer voir neuf enseignants innocents en prison qu’un pédophile en liberté » — une conception toute nouvelle du droit. On y apprend enfin que nombre de carrières et de vies ont été brisées (voir http://bernardhanse.canalblog.com/). Quelques affaires d’Outreau plus tard, on se dit que l’ordre moral, quand il prend les allures de la dénonciation McCarthiste, ressemble furieusement à du populisme pétainiste (1).

Alors, quelle école nous donnera demain Ségolène Royal, si elle est élue — elle ou l’un quelconque des candidats qui réclament nos suffrages ? Qui osera reprendre en main l’école de la République, et en refaire une vraie machine à sortir les filles — et les garçons — de leur destin social ou culturel ? Qui, de Ségolène Royal, de Nicolas Sarkozy ou de François Bayrou, est prêt à s’engager à révoquer la loi Jospin de 1989, qui a autorisé les « grands frères », substituts de pères en faillite, à forcer leurs sœurs — et leurs mères — à se voiler ? Liberté d’expression, que de crimes on commet en ton nom !
Mais j’ai déjà parlé, ici même, de ces décrets qui ont permis de laisser voiler des jeunes filles (voir http://bonnetdane.midiblogs.com/archive/2006/07/index.html, « Pitié pour les filles »), avant qu’un autre gouvernement ne reprenne les choses en main — au grand dam des tous ces libertaires liberticides qui malheureusement s’agitent dans les rangs de la Gauche loukoum d’aujourd’hui.

Nous ne sortirons du marasme scolaire actuel que par le haut, et non par le bas. Ce n’est pas en récitant de façon incantatoire la même antienne, « égalité des chances », que nous produirons cette égalité : c’est en mettant en place l’égalité des droits — et prioritairement le droit à l’instruction. Ce n’est pas en vénérant l’immobilisme syndical (et en matière d’éducation, tout immobilisme est une régression) que nous améliorerons les performances des enfants, du CP au Bac. C’est en repensant les programmes, en comprenant enfin que les recettes qui marchaient il y a trente ans peuvent encore faire de l’usage, c’est en formant à nouveau des maîtres compétents (et non des titulaire de bivalences incertaines, ou des spécialistes de « sciences de l’éducation » qui ignorent tout, et le reste), c’est en remettant à l’honneur l’exigence et la discipline.

Jean-Paul Brighelli

(1) Et ce n’est pas un hasard si, parmi les femmes qui rejettent fortement la candidature de Mme Royal (voir http://tempsreel.nouvelobs.com/speciales/elysee_2007/20070208.OBS1385/100_femmes_jugentsegolene_royal.html), je compte bien des amies, en particulier dans l’édition, où les unes et les autres sentent venir un nouvel ordre moral : ce n’est pas pour rien que certaines notent que Ségolène Royal chasse sur les terres du FN… Téléchargez sur ce site le détail des réponses, ça vaut le coup d’œil. Vous y apprenez ainsi que cette femme qui défend si ardemment les épouses battues ne s’est jamais exprimée dans le débat parlementaire sur le sujet… Et qu’elle a refusé d’être confrontée sur ce sujet, à l’émission Ripostes, à Valérie Pécresse… C’est cela aussi soigner son image : éviter de parler, éviter de dire — éviter le débat quand il vous ferait prendre des risques. Quelle chaîne proposera avant le premier tour un vrai débat Royal / Sarkozy / Bayrou ? Et si elle le fait, qui des trois le refusera ?