– Ainsi donc, vous avez lu le dernier ouvrage de Finkielkraut ?

– Oui — le Cœur intelligent (1).

– Curieux titre. C’est bien ce que l’on appelle un oxymore ?

– Ou un idéal ? C’est, paraît-il, ce que Salomon demandait à la Divinité.

– Alors ? Vous me le recommanderiez ? Un philosophe qui s’occupe de littérature, a priori, ce n’est guère plus excitant qu’un littéraire qui aurait des prétentions à la philosophie. Chacun chez soi…

– Aussi bien fait-il davantage de philosophie que de littérature. Il fait même — chacun ses obsessions — plus de pédagogie que de philosophie. Mais enfin, Socrate ne faisait-il pas l’un et l’autre avec Alcibiade ?

– Vous voulez dire qu’il mouline encore et encore la même chanson ?

– Eh ! Nous-mêmes, faisons-nous autre chose ?

 

(1) Chez Stock / Flammarion., 2009. Merci à l’amie qui me l’a offert, le 23 septembre dernier…

 

    Un cœur intelligent est un livre où l’on peut butiner — et je raffole des livres qui ne nous imposent pas une lecture linéaire. J’aime les recueils d’articles, les fragments, Cioran, Nietzsche ou La Rochefoucauld — tous ces livres dont le décryptage s’apparente à ce qu’Italo Calvino (1) dit des décodages — et encodages… — de l’amour (« la lecture que les amants font de leur corps n’est pas linéaire. Elle commence à un endroit quelconque, saute, se répète, revient en arrière, insiste, se ramifie en messages simultanés et divergents, converge de nouveau, affronte des moments d’ennui, tourne la page, retrouve le fil, se perd… »). J’aime inverser cette métaphore, et prendre les livres comme un corps amoureux — de façon discontinue, aléatoire, attentive cependant.

    C’est d’ailleurs ce que Finkielkraut a fait lui-même : il a erré dans une bibliothèque choisie, il a feuilleté pour nous quelques titres dont on pense d’abord que le point de contact est le caractère disparate : la Plaisanterie, Tout passe, Histoire d’un Allemand, le Premier homme, la Tache, Lord Jim, les Carnets du sous-sol, Washington Square, le Festin de Babette. Des Européens — Russie comprise —, et des Américains. XIXème et XXème siècle. L’ordre de la fantaisie — qui en vaut bien un autre.

    Une fantaisie qui donne du plaisir — un plaisir intelligent. Comme chez tous les auteurs majeurs, on se prend à penser, au détour des phrases : « Bon sang, mais c’est bien sûr… », tant il est vrai que les livres importants ne nous apprennent rien, mais font remonter du palimpseste une idée informulée, qui vivait en nous sans que nous ayons trouvé les mots pour la dire. C’est, si l’on veut, un livre de lieux communs — j’en dirais autant des Essais de Montaigne…

    Je n’en prendrai qu’un exemple — pour le reste, le lecteur devra y aller voir lui-même. Ce n’est pas même le chapitre qui m’est le mieux allé au cœur (il y a sur Conrad ou Camus des choses admirables), mais celui qui à mon sens parle le mieux à l’intelligence.

    On se souvient du Festin de Babette (peut-être davantage du splendide film de Gabriel Axel, où Stéphane Audran livrait enfin la grande performance dont on savait confusément qu’elle était capable, que de la nouvelle qui l’a inspiré), où Karen Blixen confronte une communauté norvégienne confite en dévotion luthérienne à l’art culinaire français dans ce qu’il a de plus ésotérique — en l’occurrence, de la soupe à la tortue, du Pommard et des cailles en sarcophage. Babette a fui la France qui la pourchasse pour avoir participé à l’insurrection communarde. Elle se retrouve servante de gens qui ont fait de la simplicité un mode d’être et de sentir — eau fraîche et soupe de seigle à tous les repas. Elle a l’occasion de leur offrir un festin. Et voici que par la grâce de son art (un art, messieurs les pédagogues, pas une technique), elle « arrache leurs sens au sommeil », comme dit Finkie.

    Et l’article décolle. On comprend que ce qui se joue là, dans la façon dont, malgré leur foi rigide, les convives réagissent au merveilleux dîner, c’est, à proprement parler, une relation pédagogique. Ou ce qu’elle devrait être.

    Finkielkraut nous en dit assez pour que mon interprétation ne soit pas arbitraire — même si chacun voit midi à sa porte —, mais profondément justifiée. « Babette avait montré avec éclat, explique-t-il, que l’art a la double vertu de déployer les différences et d’attester l’unité du genre humain ». On sent venir la conclusion : « En tant que communarde, Babette a lutté les armes à la main pour l’égalité. En tant qu’artiste, elle a illustré et défendu la distinction. »  Et d’enfoncer le clou : « Karen Blixen, à la fin de ce conte, crédite l’art d’avoir rétabli l’harmonie. Mais elle souligne en même temps la dissonance, le différend voire la contradiction entre les règles et les idéaux respectifs de l’art et de la démocratie. Elle montre même, avec l’exemple de Babette, quelle intensité paroxystique cette contradiction peut atteindre. Voilà sans doute la part du récit la plus indigeste pour l’esprit de notre temps. Son seul Dieu, en effet, c’est la Démocratie. Ce dieu jaloux qui a dénoncé l’idéal ascétique et qui ne supporte pas qu’on plaisante avec ses valeurs, dit partout son amour de l’art mais ne se fait pas à l’idée d’une classe cultivée, il veut la peau des héritiers, bref il déteste tout ce dont l’art, si universelle que soit sa portée, a besoin pour vivre. Au nom de la défense des droits de l’homme, il prêche l’indiscrimination, il prononce l’équivalence des formes et il décrète que tous les goûts sont dans la culture. »

    L’égalitarisme qui a prévalu ces trente ou quarante dernières années, particulièrement dans le domaine scolaire, est une philosophie de Jivaros. Les manifestations les plus grossières de cette manie de couper tout ce qui dépasse, nous les avons vues dans le collège unique, dans la revendication d’une seule classe de maîtres, « de la maternelle à l’université », dans le mépris des disciplines au profit de leur pédagogie (la contradiction interne de cette prétention à enseigner ce que l’on ne maîtrise pas échappe encore à trop de gens — trop de parents, en particulier). Nous les avons constatées dans cette merveilleuse notion de « transversalité », qui a permis d’économiser tant d’heures de Français, sous prétexte que c’était la langue utilisée en Histoire ou en Maths, dans les CAPES bivalents, dans la notion même de « socle » qui permet de faire l’économie de la statue. Et surtout dans cette prétention à faire de l’enseignement une technique dont l’IUFM pourrait tout dire, alors qu’il s’agit d’un art, et qu’il y a de bons maîtres comme il y a de mauvais élèves.

    Alors, le même brouet — la même soupe au seigle — pour tout le monde ? C’est à cela que nous a conduits la « démocratisation » — chacun comprend bien que l’on a abîmé, et pour longtemps, le beau mot de Démocratie, comme on a dégradé, à jamais peut-être, celui de Pédagogie. On devrait faire cours comme on donne un festin — en offrant aux ilotes qui nous arrivent, et d’autant plus qu’ils sont plus frustes, ou rustres, toutes les ressources du Savoir, tous les raffinements de la pensée, les Mathématiques sévères, comme disait Lautréamont, la littérature, la philosophie, l’Histoire et la Géographie — et le reste. Afin de les pousser à donner à leur tour le meilleur d’eux-mêmes, d’amener chacun au plus haut de ses capacités, de les confronter à l’Art, et de réhabiliter l’élitisme, qui est la meilleure façon de donner effectivement à chacun sa chance — c’est cela, sans doute, la leçon de Babette. Et celle de Finkielkraut.

 

Jean-Paul Brighelli

 

(1) Italo Calvino, Si par une nuit d’hiver un voyageur, Seuil, 1981.