Luc Cédelle, chargé des questions d’éducation au Monde, après avoir été l’un des piliers du Monde de l’éducation — lourde hérédité — ne peut pas s’en empêcher : c’est un tic, c’est un toc. Rendant compte, dans le Monde du 29 mai, des projets du gouvernement sur la formation des maîtres, il conclut : « Sur le plan symbolique, c’est un cadeau aux détracteurs des IUFM qui, depuis des années, les voient, comme des « goulags du savoir » et des « temples du pédagogisme ». »
En italiques et entre guillemets : pour le journaliste, ce sont apparemment à la fois des citations génériques et des formules toutes faites. Alors que pour tant d’autres, ce sont des évidences. La vérité est toujours le poncif de quelqu’un.

De quoi s’agit-il ?
Premier étage de la fusée, la « mastérisation » des enseignants. Les maîtres du premier comme du second degré seraient désormais uniformément recrutés au niveau Bac + 5 (Master 2). Ce serait une revalorisation de fait dont nous ne pouvons que nous réjouir, tout comme les syndicats dans leur ensemble se sont réjouis lorsque les professeurs des écoles ont été obligatoirement recrutés avec une Licence, et non un DEUG, comme auparavant, voire le seul Bac, comme c’était encore le cas à l’orée des années 1970 (1). Il serait simplement souhaitable que, pour éviter les frictions qui se manifestèrent alors entre nouveaux maîtres et « vieux » instituteurs, on égalise statutairement l’ensemble de la profession avec la revalorisation salariale que cela implique — et qui a été promise par le chef de l’Etat sur RTL le 27 mai : cette revalorisation des enseignants permettra « de les payer plus cher en début de carrière », a-t-il assuré (2). Les candidats pourront donc se présenter aux divers concours l’année de leur master, mais ne seraient recrutés qu’à condition d’avoir obtenu ce diplôme. Il faudra rester très attentif à ce que ces diplômes universitaires, qui ne vaudront jamais que ce que valent les facs qui les auront décernés, ne se substituent pas, in fine, à des concours nationaux de haut niveau.
Words, words, words, disaient Shakespeare et Dalida. On verra bien ce qu’il en sera.

Second étage : après le concours final, le candidat reçu serait directement affecté à un poste, alors qu’il est aujourd’hui obligé de passer un an sous les fourches caudines de l’IUFM, — cette fameuse année de « professionnalisation » où l’on apprend surtout à parler le jargon de la pédagogie selon saint Meirieu. Et, tout en étant en poste au moins sur une classe, le futur enseignant serait accompagné par des tuteurs, enseignants volontaires, en place, chargés de le cornaquer selon un principe de compagnonnage.
Rappel pour les plus jeunes : ce que je viens de décrire, c’était ce qui se passait avant 1991. Avant que, malgré les signaux d’alarme allumés par l’inspection générale après une expérimentation globalement négative, Lionel Jospin n’impose la création des IUFM, qui ont intégré les Ecoles Normales, les ENNA et les CPR (Centres Pédagogiques Régionaux), jusqu’alors chargés de la formation des maîtres (3).

Emmanuel Davidenkoff, dans sa chronique sur France info, a apporté quelques précisions sur le projet du ministère — et en l’état, bien malin qui saurait dire quelle analyse est la plus conforme aux projets gouvernementaux — le flou est parfois une bonne manière de travailler, puisqu’il permet de saisir au vol les suggestions des autres, et de les faire siennes. « Selon nos informations, a dit Davidenkoff, l’Education nationale aurait le projet de se désinvestir de la formation initiale des enseignants au profit des universités. Comment ? En se cantonnant au rôle de tout employeur : le recrutement et la formation continue. Donc l’Education nationale organiserait toujours des concours de recrutement comme le Capes ou l’agrégation, mais elle ne se mêlerait plus d’y préparer… Quelle serait la conséquence ? La disparition probable des IUFM — les Instituts universitaires de formation des maîtres ; au minimum un affaiblissement notable de leur rôle. En fait chaque département universitaire prendrait en charge la préparation des étudiants aux concours. Lesquels concours se dérouleraient en deux temps : une épreuve académique en janvier pour vérifier les connaissances, puis une formation pratique expresse sur le terrain de quelques semaines avant une épreuve — pratique elle aussi — d’admission. Donc plus de cours théoriques comme ceux que l’on délivre en IUFM. Quels seraient les avantages de scénario ? Gain immédiat : 10.000 postes de stagiaires IUFM qui s’évaporeraient du budget puisque les années de formation ne seraient plus rémunérées alors qu’elles le sont aujourd’hui pour certains candidats — vu le contexte budgétaire, c’est essentiel. Donner un diplôme aux étudiants qui préparent le concours même s’ils échouent — ce qui est le cas de 80% des candidats. Offrir un cadeau aux défenseurs du « retour aux fondamentaux » dont il se trouve qu’il sont aussi de farouches adversaires des IUFM. Enfin déplacer un éventuel mécontentement vers les universités, donc vers la ministre de l’enseignement supérieur, Valérie Pécresse. »

À bien y penser, ce projet n’est pas forcément une mauvaise chose. Bien sûr, le ministère compte ainsi faire des économies, puisqu’il mettra tout de suite face à des élèves des (futurs) enseignants aujourd’hui rémunérés à apprendre, à l’IUFM, le langage orwellien du pédagogisme. Mais le tutorat face aux élèves a un aspect pratique, et pragmatique, qui peut mettre tout de suite dans le bain — même si nous savons, tous, qu’il faut des années pour faire un bon maître, que la pédagogie est une longue patience, et non le simple ânonnement des lois de la meirieutique, et qu’il arrive à des enseignants chevronnés de sortir de cours en se morigénant intérieurement.

Peu de bonheurs sont sans mélange. Xavier Darcos voulait lancer ce plan dès la rentrée 2009. L’Elysée, qui rate rarement une occasion de se tirer une balle dans le pied, a tranché pour 2010. C’est loin, 2010. Il peut s’en passer, des choses, d’ici là. Ne serait-ce qu’à la rentrée prochaine…
La route est encore longue…

Reste à obtenir quelques précisions indispensables. Le futur stagiaire serait mis d’emblée devant des classes — en sus de son tutorat. Il est impensable qu’il soit affecté sur un emploi du temps plein — il y a de quoi désespérer les néophytes les mieux intentionnés. Par ailleurs, à recruter tout le monde à Bac + 5, on peut se demander quelle spécificité aura chaque concours — CAPES ou Agrégation —, qui justifierait encore les différences d’horaires, de salaires ou de nomination dans tel ou tel type d’établissement, lycée ou collège : il est évident que l’esthétique des deux concours devra être revue en profondeur, afin de les différencier fortement (sauf à vouloir supprimer l’agrégation, ce qui ne me semble pas dans les plans du ministère).
Reste enfin au gouvernement à tirer les conclusions de ses bonnes intentions. Débarrassé de la formation initiale (dévolue aux facs), et privés de formation secondaire (puisque les stagiaires iront directement devant les classes), est-il bien utile de conserver encore ces noix creuses que tendent à devenir les IUFM — et les milliers de bras cassés qui les hantent, sous l’égide bienveillante des pseudos « sciences de l’éducation » ?

Jean-Paul Brighelli

PS. Comme annoncé précédemment, une longue interview croisée de votre serviteur avec François Dubet, à propos du Bac, dans le Monde de l’éducation de Juin. Dans le même numéro, un article parfaitement vide — sur deux pages — à propos de l’enseignement de la sexualité à l’école. Promis, j’y reviendrai, ce vide sur un tel sujet s’interroge — ou plutôt, ne s’interroge pas, diraient Lacan et le bon Roger Felts (que je salue au passage).

(1) À noter que le SNUIpp proteste déjà (http://68.snuipp.fr/spip.php?article748). C’est assez curieux quand on y pense, qu’un syndicat s’insurge contre un projet de recrutement à plus haut niveau, qui assurerait une revalorisation de l’indice de départ, et des carrières. Mais qui peut comprendre les contorsions de la pensée (?) de Gilles Moindrot ?

(2) Je demandais dans « Fin de récré » que le salaire de départ soit augmenté de 200 euros. Et qu’apprends-je ? « Il ne s’agira pas de cent ou deux cents euros , mais de beaucoup plus », affirment Marie-Estelle Puech et Aude Sérès (le Figaro, 29 mai). Un recrutement à un niveau supérieur implique automatiquement une revalorisation salariale indexée, selon les statuts de la Fonction publique. Tous en profiteront.
À noter que l’on peut encore une fois lire dans ce recrutement à Master 2 le signe évident de l’inflation des diplômes dont parlait jadis Marie Duru-Bellat : on recrutait les instituteurs au niveau du Bac jusque dans les années 70, puis au niveau du Deug (années 80), puis à la Licence (années 90, et invention du nouveau titre de « professeur des écoles »), et désormais au Master — pour un niveau dont il n’est pas évident qu’il soit très supérieur, en termes de Savoirs.

(3) En gros, les CPR étaient des organismes de triage qui affectaient les néo-certifiés ou agrégés dans des classes tenues par des enseignants chevronnés, où ils assistaient à des cours et étaient assez vite invités à s’y essayer eux-mêmes. On changeait de tuteur et d’établissement deux ou trois fois dans l’année, et c’était un Inspecteur, venu assister à votre cours, qui validait le volet « pratique » du CAPES (les agrégés, quoiqu’en stage eux aussi, étaient dispensés de cette ultime épreuve). Pendant ce temps, on avait en responsabilité totale une ou deux classes (et pas un emploi du temps complet, comme paraît l’imaginer aujourd’hui le Ministère). C’est cette structure, un peu patriarcale, et somme toute bon enfant, que les IUFM ont remplacée, et que le ministre se propose de réinstaurer.