En novembre 1959, Elvis Presley sortait la seconde compilation de ses succès, intitulée 50,000,000 Elvis Fans Can’t Be Wrong. Slogan typiquement américain, selon lequel la quantité (vendue) prouve la qualité. Ce qui n’est évident dans aucune discipline, que ce soit la littérature ou la profondeur des bonnets de soutiens-gorge.
À l’automne dernier une jeune femme qui se fait appeler Lena Situations et se nomme Léna Mahfouf, connue pour être une « influenceuse » sur Youtube ou Instagram avec des millions de « followers » passionnés par des débats du genre « doit-on ou non se défriser les cheveux ? », sort un livre qui résume sa pensée (un mot certainement excessif) intitulé Toujours plus. Un titre piqué à François de Closets, mais passons.
Frédéric Beigbeder n’a pas aimé ce livre. Dans une tribune publiée dans le Figaro, il écrit que ce livre « est tellement sucré qu’il rend les doigts poisseux ; nous en déconseillons sa lecture aux diabétiques. » Et de poursuivre : « Entre L’Être et le Néant, Léna Situations privilégie plutôt la seconde option », avant de conclure avec lucidité : « Le message de Léna Situations est facile à comprendre : mieux vaut être un imbécile heureux que faire la gueule comme Michel Houellebecq. Léna Situations est sûrement une personne solaire, gentiment narcissique, une victime parmi tant d’autre de Marc Zuckerberg. Son inculture assumée rend toutefois sa lecture angoissante. Cette jeune femme est la preuve que le système éducatif français a perdu une bataille contre Facebook ».
Il n’en fallait pas plus pour que se dresse une muraille de boucliers identitaires. Passons sur les réactions, sur Twitter et autres messagers de l’apocalypse culturelle, des « fans » de Léna Mahfouf, qui partent de très bas et y restent. Mais les féministes degré zéro de Terrafemina s’insurgent, en franglais dans le texte : « À seulement 23 ans — pour plus de trois millions de fans — la jeune youtubeuse et influenceuse Léna Mahfouf porte en elle un super pouvoir : celui de faire rager les esprits chagrins. Mais pourquoi tant de hate envers cette adepte du love ? » Rokhaya Diallo qualifie de sexiste la chronique de Beigbeder, qui traduit selon elle « de la jalousie doublée d’aigreur et teintée de ce sexisme qui méprise les productions féminines » — car tout ce qui porte vagin est consacré, si je puis dire. Enfin, dans le New York Times, qui depuis quelques mois file un mauvais coton « woke », Antonella Francini déplore l’entre-soi » de la classe littéraire française, bien peu ouverte, et cite l’inévitable sociologue de service, en l’occurrence Delphine Naudier, spécialisée en « inégalités de genre en littérature » : « Mr. Beigbeder est un gardien du temple qui protège l’entrée du champ littéraire, en utilisant une stratégie de disqualification classique dans le monde des lettres: la stigmatisation des stars des réseaux sociaux ».
Sûr que Frédéric Beigbeder ne s’en remettra pas.
Il est très étrange et très significatif que le succès d’un livre se fabrique désormais à l’extérieur du livre. Il faut dire qu’à l’intérieur de Toujours plus, il n’y a effectivement que du vide, d’autant plus remarquable qu’il s’étale sur 140 pages écrites gros. Il fut un temps, quand des écrivains sérieux de l’un ou l’autre sexe publiaient un livre, on s’intéressait au contenu. On s’attache désormais à l’image, et encore après passage sur Photoshop. Cela correspond bien à la manie du selfie, glorification d’un narcissisme décomplexé et tentative d’exister quand on est nul et non avenu.
Cela n’a rien à voir ni avec le sexe de Mlle Léna Mahfouf, ni avec son ascendance algérienne (ses parents sont intelligemment venus se réfugier en France pendant la guerre civile des années 1990, je ne saurais trop les en féliciter). J’ai autrefois été conseiller littéraire du Petit Larousse, et j’y ai fait entrer nombre d’écrivains musulmans des deux sexes, Amin Maalouf, Rachid Mimouni, Taos Amrouche, Assia Djebar (qui fut dans la foulée élue à l’Académie française) ou Rachid Boudjedra. Le talent n’a ni sexe, ni couleur de peau, ni religion, et ceux qui pensent le contraire sont des jean-foutre et devraient être traduits en justice, pour insulte à la Constitution française qui ne connaît d’« autre distinction que celle de leur vertu ou de leur talent ». Je me soucie fort peu, quand je lis un livre, de savoir si l’auteur est né à Colombières-sur-Orb, comme le regretté Jean-Claude Carrière qui vient de disparaître, ou à Fès, comme Tahar Ben Jelloun. S’il est homosexuel ou non : j’aime indifféremment Montherlant ou Roger Vailland. S’il est un homme ou une femme : dix lignes de Colette ridiculisent toute la prose féminine actuelle. S’il est Blanc ou Noir : la poésie de Senghor ou de Césaire enterre celle de Paul Géraldy ou de Maurice Carême, c’est un fait. Elle écrase aussi 99% de ce qui se publie aujourd’hui, toutes racines confondues.
L’insistance de certains pour exiger plus de visibilité pour les femmes-écrivains ou cinéastes est une absurdité. On a du talent ou on n’en a pas — et c’est bien tout ce qui compte. Nous sommes aujourd’hui submergés de littérature « féminine », à tel point je conseille aux hommes de prendre un pseudo féminin pour être publiés, surtout si leur bouquin est bon (J’en connais un qui ayant opté pour cette solution en signature d’un roman érotique, reçut un abondant courrier « la » félicitant d’avoir enfin décrit la sexualité féminine comme aucun homme ne l’avait fait avant « elle »). Au XIXe siècle, c’était souvent le contraire, Aurore (Dupin) préférait se faire appeler George (Sand), et Marie D’Agoult était devenue Daniel Stern. Et ce jusqu’à l’aube de la Deuxième Guerre mondiale, où Jeanne Loviton se faisait appeler Jean Voilier.
Ce qui est sûr, c’est que le féminisme a gagné, puisque désormais une femme a le droit d’être aussi incompétente qu’un homme, selon le mot immortel de Françoise Giroud. Et, littérairement, aussi nulle.
Et pour ce qui est de l’incompétence et de la nullité, hommes ou femmes, nous avons un large choix.
Jean-Paul Brighelli
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